jean fourastie

En 1947, Jean Fourastié sent la mutation profonde que va subir le monde, du fait que l’accroissement de la productivité permettra de réduire la durée du travail. Il lui paraît presque évident que les hommes en profiteront pour s’instruire davantage, se cultiver… Dans un article intitulé Regards sur les nouvelles formes de la civilisation économique, paru en février mars 1947 dans la Revue « Productions françaises », il développe cette pensée après avoir comparé les évolutions économiques de la Suède et des États-Unis avec celle de la France. Il prédit pour l’an 2000, en France, une distinction intellectuelle et un art de la vie en société incomparables, et s’appuie sur l’hypothèse que : la civilisation est la fille de l'oisiveté parce qu'elle est le seul remède durable contre l'ennui. Il espère cette civilisation d’’une troisième génération, la première travaille trop et s’amuse ; la seconde est sportive, mange et voyage ; la troisième découvrirait le plaisir intellectuel… Nous attendons toujours cette troisième génération !

IV. — Le genre de vie et la vie intellectuelle

L'amélioration du rendement du travail de l'homme ne donne aucun signe de ralentissement. D'après A. F. Burns et S. Fabricant (1), la production par heure de travail, loin de décroître par suite de la grande crise de 1929, a été stimulée par elle. Tous les spécialistes savent que la dernière guerre a été le point de départ d'un nouveau progrès.

Or, nous avons montré dans une autre étude (2) que le bénéfice du progrès technique en matière de productivité se répartissait assez exactement par moitié entre l'amélioration du niveau de vie et l'amélioration du genre de vie. Il y a donc lieu de s'attendre à de nouvelles réductions de la durée du travail dans les pays riches.

Ainsi le fait fondamental des nouvelles conditions de la vie humaine nous paraît être l'accroissement continu des loisirs. Depuis l'origine des civilisations orientales, pendant des milliers d'années sans progrès appréciables, la masse des peuples a dû travailler environ 4 000 heures par an. Travail sain et varié, sans doute, travail équilibré et stimulant, mais cependant harassant et interdisant en fait toute culture intellectuelle. En 1850, l'ouvrier américain travaillait encore en moyenne plus de 3 300 heures par an. En 1939, il ne travaille plus que 2 000 heures.

Et non seulement la masse du peuple se voit ainsi accorder dans son âge mûr les loisirs nécessaires à la civilisation intellectuelle, mais encore, elle bénéficie dans sa jeunesse d'une progressive élévation des âges scolaires. À l'heure actuelle, dans les régions pauvres du monde, images du passé récent de l'humanité, plus de 20 % des enfants mâles de 10 ans sont déjà salariés, condamnés par là même, sinon à une mort prématurée, du moins, à « d'exceptionnelles exceptions » près, à une totale ignorance intellectuelle ; on peut admettre que, avant la révolution industrielle, même dans les pays les plus aisés du monde, en France et en Angleterre, à peine 4 % des enfants mâles pouvaient dépasser l'âge de 15 ans sans gagner leur vie; moins de 2 % pouvaient dépasser un enseignement de l'ordre du brevet supérieur ou du baccalauréat. Or, dès 1930, aux États-Unis, 52 % des garçons de 15 à 20 ans étaient en dehors de la population active. En 1940, 63 % des jeunes gens de 17 ans étaient recensés comme étudiants, et 24 % des jeunes gens de 19 à 20 ans... c'est-à-dire que les deux tiers de la génération en cours a bénéficié d'une instruction secondaire complète, et que le quart a bénéficié d'une instruction supérieure sérieuse.

Un fait aussi important doit manifestement apparaître comme le caractère fondamental de la civilisation future. Indubitablement l'éducation affine l'homme; il n'est pas raisonnable de penser que l'aristocrate français du XVIIe et du XVIIIe siècle doit sa supériorité intellectuelle et son élégance de manières à autre chose qu'à son éducation et à celle de ses proches ancêtres ; il est donc raisonnable de penser que deux ou trois générations maintenues jusqu'à leur majorité sur les bancs des universités, produiront vers l'an 2000, une distinction intellectuelle et un art de la vie en société incomparables. Mais au lieu d'être réservée à 2 % de la population, cette véritable civilisation s'étendra à plus du quart.

Sans doute, de nombreux Français s'élèveront contre des projections aussi optimistes, en dénonçant le niveau inférieur des Universités qui ne sont pas françaises, et l'inaptitude intellectuelle des hommes qui ne sont pas français. Il est facile d'ironiser sur la civilisation du chewing-gum et l'aristocratie du base-ball. Je prie cependant que l'on réfléchisse à l'état intellectuel des États-Unis en 1900 et à ce qu'il est devenu en 1945. De même qu'il doit être indulgent pour le Mongol moyen, l'intellectuel français qui a eu la chance d'avoir un grand-père dans les 2 % doit être indulgent pour l'Américain moyen. Le père de celui-ci comme celui du Mongol était en effet dans les 98 % ; immigrant chassé d'Italie, de Roumanie ou d'Irlande par la misère, il a été jeté dans la terrible lutte pour la vie, sans cadres, sans guides, sans traditions, dans des villes sans architecture et sans passé ; il a dû tout faire, sa ferme et son champ, sa maison et sa rue, sa ville, son État, son Gouvernement, sa tradition. Il a dû tout apprendre, même sa langue. Et il n'y a pas deux générations de cela. Parmi les hommes ayant actuellement plus de 20 ans, la moitié était déjà vivante lorsque Broadway se perdait dans la campagne à la hauteur de la 75e rue, ce qui évoque le souvenir d'une préhistoire fabuleuse où pas un New-Yorkais sur 10, je pense, ne savait lire l'anglais.

Que la situation actuelle soit encore trouble, qu'il y ait conflit entre Blaise Pascal et la machine à sous des Drugstores, entre le football et le concert symphonique, c'est ce que nul ne contestera. Mais l'issue du combat ne fait pas de doute ; ni dans ce pays, ni dans tout autre pays où le progrès technique réduira le travail servile. Parce que le plaisir grossier ne convient pas aux longs loisirs, la civilisation est la fille de l'oisiveté parce qu'elle est le seul remède durable contre l'ennui.

Le Suédois, l'Américain, le fils de la civilisation industrielle, commence à-s'ennuyer ; le business perd de son enivrant pouvoir; la « saoulerie » du samedi soir devient bien fastidieuse si on la commence à 20 ans, et surtout si l'on a vu déjà les parents la pratiquer. Il est fatigant de boxer ou de toujours courir après la balle. Il est lassant d'épouser et de divorcer sans cesse. Il faut décidément devenir intellectuel (1).

Conclusions générales

Ces quelques réflexions sur deux régions aussi dissemblables que les pays scandinaves et les États-Unis — les premiers, pays de mesure et d'égalité, les seconds de gigantisme collectif et d'indéfinie expansion individuelle — conduisent à trouver sous les sensibles différences de la structure sociale et économique, un fonds commun qui caractérise la nouvelle civilisation industrielle. Nul doute que l'étude d'un pays comme l'U. R. S. S. ne confirmerait l'existence de ce fonds commun, et que par suite ce pays ne nous apparaisse comme beaucoup moins différent dans son essence des autres pays neufs qu'il ne peut le paraître à beaucoup de Français. À long terme, la méthode est secondaire, seul le résultat importe.

Le monde entier devient habitable. Des terres qui, en 1880, ne pouvaient nourrir qu'une population clairsemée, à laquelle toute vie intellectuelle était interdite, à moins qu'elle ne fût réservée à une minorité infime et d'ailleurs purement réceptive, portent maintenant des millions d'habitants et des universités peuplées de milliers de savants et de centaines de milliers d'élèves. Le phénomène qui s'est manifesté surtout en Amérique au cours des cent dernières années, s'est étendu à la Sibérie depuis 1930, avec une rapidité d'autant plus grande qu'elle était favorisée par la planification gouvernementale. Il est à prévoir qu'elle s'étendra au cours des prochaines décades à de larges parties de l'Afrique, en particulier à ces territoires du Congo, qui sont les plus vastes réservoirs de force hydraulique qui existent dans le monde.

Cette expansion géographique et démographique a été en général beaucoup plus favorable aux pays traditionnellement pauvres qu'aux pays traditionnellement riches, parce que le sous-sol de ces derniers s'est révélé moins riche que leur sol. Ceux-ci (les pays de l'Europe méditerranéenne et de l'Europe occidentale) ou bien ont été surclassés dès l'origine (Espagne, Italie), ou bien se trouvent maintenant surclassés quoique ayant pris un départ brillant (France, Angleterre). Dans tous ces pays ce sont les émigrants qui ont eu raison, et le fils du mineur chassé du Pays de Galles par la misère, pour peu qu'il soit « skilled worker » (ouvrier spécialiste), a maintenant une plus forte automobile que beaucoup de Lords anglais.

Ce ne sont pas les pays de civilisation traditionnelle qui sont les plus favorables aux nouvelles formes de vie.

Loin d'être un handicap, la dureté des conditions naturelles est un atout exceptionnel dans les développements de la nouvelle civilisation. Ce fait, qui paraît paradoxal, est évident : dans les pays neufs, le genre de vie, le droit civil, la propriété s'adaptent d'emblée aux nouvelles conditions de la vie. Voyez comment la Grande-Bretagne s'est trouvée longtemps empêtrée dans son régime de propriété minière, et comparez avec les États-Unis ou Luléa (Suède). La France, notamment, est encore gravement retardée dans une évolution nécessaire, par son individualisme, par le morcellement de ses terres labourables, par sa conception romaine de la propriété, par le sentiment de sa valeur, par sa répugnance à modifier son genre de vie, par son esprit revendicatif, et par maints autres honorables et même émouvants reliefs des longs siècles passés où elle a été réellement la plus riche, la plus généreuse, la plus élégante, la plus spirituelle, la plus douée pour l'art, la plus cultivée, la plus heureuse, la plus civilisée en un mot des nations vivant sur cette planète.

Mais à l'inverse, la Russie, pays pratiquement neuf et dont la révolution de 1917 a rompu tout lien avec le passé, peut construire à la fois, dans une pâte vierge et malléable, l'économie nouvelle et les institutions juridiques, politiques, sociales les plus favorables à son fonctionnement.

L'économie nouvelle n'est pas en harmonie avec les formes traditionnelles de vie, mais en réaction absolue contre elles. Elle engendrera donc une nouvelle forme de civilisation. En effet, l'économie nouvelle, contrairement aux plus nobles traditions de la pensée méditerranéenne, est en opposition avec le sol, les saisons et le climat; elle ne tire pas son existence de la subtile harmonie entre l'homme et la nature que Barrès décrivait naguère encore comme l'idéal de l'équilibre vital, mais au contraire se base essentiellement sur des constructions scientifiques, totalement artificielles. Il n'y a pratiquement rien de commun entre la vie toute virgilienne d'un paysan du Quercy et celle d'un employé d'une compagnie d'assurances de New-York, qui passe les 2/3 de sa vie dans une cage climatisée, se nourrit de produits récoltés à plusieurs centaines ou milliers de kilomètres de son domicile, et trouve sa détente dans les usines à plaisirs de Broadway.

Ce nouveau genre de vie doit normalement créer une nouvelle civilisation. L'Européen traditionnel tirait son équilibre de la nature, des saisons, de l'inégalité des jours et des nuits. Il travaillait dur l'été et restait calme l'hiver (dans mon village, encore, les « journées » des maçons varient avec les saisons, atteignent 12 heures au mois de juin et se rétrécissent à 7 heures en hiver, pour un salaire identique). Il n'avait pratiquement pas de loisirs, mais seulement des périodes, le plus souvent insuffisantes, de repos. La nature lui donnait un rythme, une mesure, un spectacle et une philosophie. Le nouvel homme n'a plus ce dur et puissant tuteur.

Que deviendra-t-il donc, à peine fatigué et débordant de loisirs ? La vie américaine montre que son premier réflexe est de s'étourdir. L'homme nouveau, à l'état naissant comme il est aujourd'hui, s'ennuie dès qu'il n'agit plus et craint la conscience de sa propre conscience ; il fuit la pensée et se réfugie désespérément dans l'action. La première génération travaille en sus du nécessaire, non par esprit d'épargne, mais par besoin d'entreprise; elle s'amuse frénétiquement mais jamais longtemps. La seconde génération est sportive et « vadrouilleuse » (c'est-à-dire qu'elle voyage, sans savoir réellement voyager); elle aime aussi manger (sans trop savoir manger) et boire pour s'enivrer. Mais il nous paraît qu'une troisième génération commence à se lever, qui découvre que seul le plaisir intellectuel est susceptible de durer aussi longtemps que le long loisir de l'homme nouveau. L'alcool et les femmes, le plaisir physique en général, ne peuvent soutenir le poids d'une vie humaine libérée du travail servile. D'où la curiosité actuelle aux États-Unis, dans des couches encore superficielles de la population, pour les choses de l'art et de l'esprit ; d'où la ruée croissante vers l'University considérée d'abord comme facilitant quelque peu l'accès d'un grand job, puis comme un job en soi, et enfin, très peu, mais déjà, comme une culture de l'esprit; d'où aussi, dans la masse même du peuple, un respect naïf pour les disciplines intellectuelles et ceux qui les représentent avec désintéressement : les poètes, les peintres, les sculpteurs, les compositeurs de musique sérieuse.

Prochainement, les conditions se trouveront réunies dans tous les grands pays nés de la révolution industrielle, pour un renouveau et un essor sans précédent de la culture intellectuelle; la France doit se préparer au rôle prépondérant qui lui reviendra alors, comme il lui est revenu depuis de longs siècles, dans le progrès des sciences et l'évolution des idées.

Au cours des prochaines décades, les États-Unis et l'U. R. S. S. auront la charge de l'équilibre matériel du monde; de leur sagesse ou de leur folie dépend le bonheur ou le malheur de quelques générations, mais non pas le résultat final qui sera, pour l'humanité considérée dans son ensemble, fort peu influencé par les guerres et par les régimes politiques. Par contre, la France conservera et accroîtra même ses possibilités dans le domaine intellectuel, et il dépend d'elle que la prochaine « civilisation des masses » soit hâtée ou retardée, et soit orientée vers l'élégance et l'idéalisme grecs ou vers la lourdeur latine.

  1. Economic research and the Keynesian Thinkings of our times, by A. F. Burns.
  2. La mesure du progrès technique, loc. cit.
  3. 3. Ces lignes étaient écrites lorsque j'ai pu lire la livraison d'Esprit (nov. 46), consacrée à « l'Homme Américain ». Ces études sont remarquables : on lira notamment l'article de F. Gilson sur l'Humanum paucis vivit genus et les réflexions de G. Friedmann.