jean fourastie

Cette conférence de 1956 sur le travail n’est-elle pas prophétique ? Elle annonce la hausse future du niveau de vie, en même temps qu’elle prévoit que les hommes ne deviendront pas plus heureux et que, notamment, ils aimeront moins leur travail, parce que celui-ci leur paraîtra étranger, imposé, et ne sera plus intégré à leur vie.

Plus je vieillis, plus je travaille les questions économiques et sociales, et plus je pense qu'il y a un véritable contresens, une cassure profonde, un divorce dramatique, entre la pensée de l'homme et la réalité du monde moderne. Je veux dire : entre l'image intellectuelle que nous nous faisons des choses et la réalité même des choses.

L'homme est avant tout un être qui pense ; nous pensons, et nous raisonnons, presque malgré nous, par le seul fait que nous sommes doués d'un cerveau qui vit. Nous nous faisons des idées au sujet de la réalité. Mais ces idées sont souvent non adéquates à la réalité ; elles sont construites à partir d'elle, sans doute, mais la même réalité engendre dans les cerveaux différents des idées différentes ; de sorte que l'écart est souvent énorme entre le monde tel qu'il est réellement et le monde tel que nous nous le représentons intellectuellement.

L'imagination s'empare de quelques aspects du monde, à partir desquels elle façonne une image du monde, pratiquement arbitraire, et qui dépend bien davantage du stock d'idées introduites dans le cerveau par l'éducation que de la réalité perçue. Ainsi se construit l'opinion que chacun se fait du monde, du monde économique, du monde social dans lequel nous sommes, et, en particulier, du travail.

Et, presque toujours, cette idée que nous nous faisons des choses est fausse, en ce sens qu'elle déforme la réalité. Mais, cependant, nous nous sommes formé ces idées-là ; et ainsi nous souffrons ensuite de constater les écarts entre cette réalité et la représentation intellectuelle que nous lui avons donnée. Il y a divorce, en somme, entre l'image intellectuelle que nous attendons et l'image intellectuelle que la suite des faits concrets engendre réellement en nous. Les idées façonnées par notre intelligence nous donnent une certaine conception du monde, qui nous permet d'élaborer des prévisions : nous nous attendons alors à ce qu'il se passe tel ou tel fait, mais ces faits n'adviennent pas en réalité. Et, à cause de « cette propriété cardinale de nos esprits de ne pas traiter comme choses de l'esprit, des choses qui ne sont que de l'esprit », selon les termes de Valéry, nous ne nous apercevons pas que cette divergence entre notre attente et la réalité incombe au seul fait que nos idées sont erronées.

Continent perdu

J'ai beaucoup pensé à cela en voyant un film nommé Continent perdu. Le thème en est la vie quotidienne de populations sous-développées. Il y a, en particulier, un assez long épisode sur les mœurs des fiançailles et du mariage dans une tribu de Bornéo, connue sous le nom de « coupeurs de tête ». En effet, une des coutumes, évidemment pour nous a priori assez étrange et tout à fait déconcertante, de cette tribu était que les jeunes gens ne se mariaient qu'après avoir tué un homme, appartenant évidemment à une autre tribu, et lui avoir coupé la tête. Après avoir fait subir à cette tête coupée un certain nombre de préparations de caractère magique, le jeune homme, au cours des fêtes de fiançailles, l'offrait à sa fiancée comme gage de virilité.

On doit faire des réserves sur la valeur scientifique du film, qui est avant tout une évocation artistique. Cependant, le problème y est évoqué avec suffisamment de force pour que nous comprenions le processus intellectuel qui amenait des êtres primitifs à introduire dans leur vie des coutumes aussi atroces, aussi éloignées des réalités et au premier abord incompréhensibles à nos mentalités civilisées. Le processus intellectuel peut cependant être ainsi reconstitué : ces tribus primitives ne comprennent pas le mécanisme de la fécondité (ce en quoi elles sont bien excusables, puisque nous n'en saisissons nous-mêmes que les modalités les plus extérieures). Elles l'attribuent à une divinité qu'elles confondent avec la lune. C'est très simple : le soleil est le dieu mâle, la lune est le dieu femelle ; par conséquent, la lune est la déesse de la fécondité. Or, la lune, lorsqu'elle est pleine, et particulièrement certains soirs et sous certaines conditions d'éclairage, apparaît comme une face humaine sur laquelle des ombres dessinent les orbites oculaires, la trace du nez, etc. Bref, l'aspect de la lune présente alors quelque analogie avec un crâne humain, présenté par la face. De cette ressemblance est née chez ces hommes l'idée que pour qu'un mariage soit fécond il fallait posséder une image de cette déesse « Fécondité », donc un crâne d'homme. Le reste se comprend, dès lors, rationnellement. Afin de s'emparer d'une image de déesse « Fécondité », et mériter ainsi sa nubilité, le jeune fiancé devait conquérir lui-même ce crâne ; il devait donc l'avoir pris sur un ennemi : d'où cette idée de meurtre, de l'assassinat d'un homme en combat singulier.

Ceci paraît peut-être assez éloigné du sujet. Cependant, je pensais en voyant ces images, que nous sommes, nous Français du XXe siècle, assez comparables à ces primitifs sur beaucoup de points. Ce qui est aberrant chez le primitif, ce n'est pas la rationalité, c'est l'absence de conformité, ou l'insuffisance de conformité entre les idées conçues par la raison et les faits dans leur réalité concrète. Mais, à bien des égards, nous en sommes au même point aujourd'hui.

Le mot « travail » est récent

Le titre de cette série de conférences m'a également fait rêver : « L'enthousiasme au travail... »

Il y a un mois, M. Georges Duhamel vous a dit, et ceci m'a beaucoup intéressé, que, dans l'humanité vieille de 500 000 ans, l'origine du mot travail n'est séparée de nous que de quelques centaines d'années. Auparavant, on ne trouve pas le mot travail. On ne découvre qu'un mot, dont est issu le mot actuel, mais qui a un sens différent du mot actuel, celui de peine, de douleur ; il exprime la difficulté dans l'accomplissement d'une action quelconque.

Il est particulièrement extraordinaire de constater qu'un mot aujourd'hui aussi simple, aussi courant, qui représente pour nous quelque chose d'aussi familier, n'existe pas dans les langues anciennes. Quelle explication donner à ce fait apparemment déconcertant ? Reportons-nous aux sauvages de Continent perdu (enfin, ceux que nous appelions des sauvages). Ces gens-là ne travaillent-ils pas ? Mais si, bien entendu, vous vous en doutez bien ! Le film les montre travaillant durement, dans des conditions très pénibles. Ils arrachent à une terre ingrate une nourriture très sommaire, au prix d'efforts considérables. Bref, ils accomplissent les actes de production, que nous accomplissons aussi aujourd'hui, mais ils les accomplissent d'une manière encore plus difficile et plus pénible que nous. Comment, alors, expliquer l'absence du mot travail dans le vocabulaire des langues primitives ?

C'est parce que pour ces hommes, la distinction que nous faisons entre travail et vie n'existe pas ; pour eux, le travail n'est pas en marge de la vie, et travailler n'est pas faire une chose différente de vivre. J'aurai l'occasion de développer ceci un peu plus loin, mais voici ce que je veux dire : pour eux, travailler c'est vivre, et vivre c'est prier, et prier c'est accomplir un rite nécessaire et inhérent à la vie. Et, par conséquent, il y avait alors union, synthèse, confusion, entre des actions qu'aujourd'hui nous différencions profondément.

Le sens du mot « enthousiasme » est, au contraire, oublié

Mais il est nécessaire de faire une autre remarque terminologique, relative cette fois au sens profond du mot enthousiasme, puisque vous avez réuni ces deux termes dans le thème de ces soirées d'étude : « L'enthousiasme au travail a-t-il disparu ? »

La recherche de l'origine étymologique du mot enthousiasme conduit à des conclusions inverses de celles que je viens de développer au sujet du mot travail : le mot enthousiasme est vieux comme l'humanité. Il provient d'un mot grec, lui-même héritier d'un mot d'une langue antérieure à la langue hellénique, qui signifie « transport divin », « emportement par une divinité » qui s'empare totalement de l'homme, l'entraîne dans son mouvement pour l'élever jusqu'à sa propre sphère.

Il n'est pas besoin de dire que dans la société française actuelle, et, en particulier, dans le monde ouvrier tel qu'il est aujourd'hui, il n'y a plus beaucoup d'enthousiasme au sens que je viens de définir ! Parce que notre classe ouvrière, dans sa majorité, n'a plus la foi ni dans le Dieu chrétien, ni dans un autre dieu.

Et ainsi, vous le voyez, il y a dans le titre de cette série de conférences, un paradoxe assez étrange, mais qui, à mon avis, mérite qu'on s'y attarde quelques instants et qu'on y réfléchisse ; les deux mots qui ont été rapprochés sont antinomiques. L'enthousiasme a existé dans l'humanité, et il existe encore dans quelques minorités, ce dont il faut se réjouir, mais il a aujourd'hui perdu son sens pour la masse de la population ouvrière. Ainsi, l'ensemble de la population ouvrière était susceptible d'enthousiasme justement à un moment où le mot travail n'existait pas, et maintenant que le mot travail traduit une réalité, l'enthousiasme a disparu. C'est pourquoi, je dis que ces deux mots sont antinomiques ; c'est dans la mesure même où le mot travail révèle des réalités de caractère analytique, de caractère matérialiste, que s'est effacée la réalité sociale profonde à laquelle répondait le mot enthousiasme. En d'autres termes, on ne peut pas s'enthousiasmer pour un compartiment de l'activité humaine, on ne peut s'enthousiasmer que pour une synthèse.

L'enthousiasme est un phénomène de caractère mystique qui emporte toute la personnalité. Le mot travail, au contraire, est un mot analytique, exprimant la compartimentation, la spécialisation des activités humaines, dissociant profondément ce qui est travailler de ce qui est vivre ; il n'existe qu'à cause de cette distinction entre l'activité économique et les autres activités.

Ainsi se dessine l'idée que je voudrais vous soumettre ce soir. Comme je vous le disais précédemment, il y avait confusion autrefois entre vivre, produire et travailler : il n'y avait pas de mot distinct pour exprimer séparément ces réalités. Tandis qu'au contraire, aujourd'hui, nous séparons, nous distinguons ces diverses activités. Et cette dissociation du travail et de la vie est, à mon avis, la cause profonde du mal actuel. Nous ne sommes pas heureux en travaillant, parce que nous séparons le travail de la vie ; il y a un décalage, une cassure profonde, entre nos activités professionnelles et notre vie personnelle. Et je crois aussi que nous ne sommes pas heureux dans la vie pour la même raison, parce que nous considérons notre travail comme un monde à part, en marge de la vie, bref, parce que nous séparons de la vie, une chose essentielle, indissociable de la condition humaine : la fonction de production.

Ainsi j'en arrive à poser la question de savoir si la civilisation industrielle actuelle, et, en particulier, la civilisation industrielle française, ne résulte pas d'un conflit inaperçu, ou tout au moins mal perçu, entre la mentalité scientifique, analytique et matérialiste, des classes dirigeantes, et la persistance de la mentalité magique, synthétique et imaginative, des classes ouvrières et des classes paysannes. Je crois que les conflits du XIXe siècle et du début du XXe ont été caractérisés par une incompréhension radicale entre les classes dirigeantes qui avaient acquis une mentalité scientifique, et les classes ouvrières qui, bien qu'elles aient perdu la foi dans une religion, et peut-être même au contraire à cause de cela, ayant gardé la mentalité synthétique et imaginative, ont conservé la mentalité proprement magique.

Aujourd'hui, la largeur de ce fossé se comble d'année en année, par l'entrée dans la population ouvrière de jeunes générations beaucoup plus averties des sciences et des techniques ; cependant, les traces d'un long divorce sont encore apparentes.

Atala travaille chez Citroën

Pour illustrer ce problème sommairement, j'ai recherché dans la littérature française, un personnage classique possédant cette mentalité synthétique, mystique et poétique ; un type d'homme, ou de femme, caractérisant la manière de penser et de sentir que je veux évoquer. Peut-être trouverez-vous mieux que moi. J'ai choisi Atala, bien qu'elle ne corresponde pas exactement à ce que je voudrais évoquer, car sensibilité et romantisme sont exagérément développés chez l'héroïne de Chateaubriand. Mais je retiens Atala, à défaut de personnages trop peu connus de George Sand, d'Émile Zola ou de Léon Bloy. Ainsi je vais en venir à dire : Atala travaille chez Citroën. Citroën personnalise ici le patron, le polytechnicien, l'ingénieur formé aux cultures scientifiques, habitué au raisonnement expérimental, et qui baigne dans un climat intellectuel. Mais Citroën embauche des hommes qui, à cause de leur origine paysanne, à cause de la faiblesse de l'enseignement scientifique de notre pays, ont gardé une mentalité synthétique et intuitive : c'est cela que je veux exprimer lorsque je dis : « Atala travaille chez Citroën. »

Les mauvaises raisons du malaise social

Les raisons que l'on donne souvent du malaise social et en particulier de la désaffection de l'homme à l'égard de son travail sont de mauvaises raisons. Nous allons nous arrêter à quelques-unes de ces raisons, les plus classiques, et constater qu'elles ne résistent pas à la réflexion.

Une des raisons les plus souvent invoquées est celle-ci : les ouvriers n'aiment plus leur travail parce qu'il est trop dur, trop fatigant. Les conditions de travail d'un mineur de fond ou d'un manœuvre de l'industrie métallurgique, par exemple, sont trop pénibles pour que l'ouvrier puisse avoir du goût pour un tel travail et puisse l'effectuer avec enthousiasme. Ceci est une mauvaise raison. Pourquoi ? Non parce que ce travail n'est pas effectivement pénible, mais parce que ce caractère pénible du travail n'est pas nouveau, il est aussi ancien que l'humanité. Il date non de cent cinquante ans, mais de cent mille ans ! Il n'est, pour en être persuadé, que de regarder les images du film montrant les hommes de Continent perdu à leur travail. En voyant les laboureurs retourner leur champ avec des charrues primitives, tirées par des buffles étiques, ou les femmes, courbées en deux, avançant dans la boue, repiquer le riz en répétant interminablement le même geste, on constate que cela n'était pas particulièrement agréable, ni facile, ni varié, de travailler il y a plusieurs siècles, et que nous n'avons rien à envier sur ce point aux primitifs de Bornéo ni à nos ancêtres.

Et cependant, les indigènes de Bornéo, les femmes dans les rizières, accomplissent leur travail sans dégoût et sans révolte, mais avec ferveur. Il y a même des civilisations, ou des périodes de l'humanité, où le travail pénible était recherché, parce qu'il était alors considéré comme un symbole de purification, ou de fécondité, ou de toute autre chose. Pensez-vous que le travail de ce jeune homme (travail au sens moderne du terme), qui consiste à aller tuer un autre homme pour avoir le plaisir d'en offrir le crâne à sa fiancée, soit particulièrement facile et agréable ? Et cependant, il le faisait, et non seulement il le faisait, mais le faisait dans l'enthousiasme. Parce que cet acte était inséré dans sa conception du monde.

Le problème n'est donc pas de savoir si le travail est pénible, mais bien de savoir si le travail est considéré par l'homme comme inhérent à sa nature, à son existence, à la raison pour laquelle il se trouve sur la terre. Et dès lors, si le travailleur ne saisit pas une unité entre le travail et la vie même de l'homme, s'il considère que le travail est quelque chose d'artificiel, s'il croit qu'il lui est imposé par une minorité qui le tient en servage et utilise son travail pour s'enrichir, il ne sera jamais content du travail qu'on lui donne, aussi facile et agréable soit-il, ni heureux de l'accomplir.

Ce que voudrait Atala, c'est vivre son travail. Or, elle travaille dans l'entreprise de Citroën sans savoir pourquoi elle est là parmi des centaines d'autres Atala, qui ne savent pas non plus pourquoi elles sont là. Elle pense être là parce qu'un homme, plus riche qu'elle et ainsi plus puissant, l'oblige à travailler.

Une deuxième raison que l'on propose souvent est celle-ci : le travail est parcellaire, spécialisé, répétitif, il isole l'homme du processus fondamental de la production, etc. En effet, autrefois, la majeure partie du travail traditionnel était agricole et avait donc cette unité, ce caractère synthétique et organique qu'on lui reproche aujourd'hui d'avoir perdu. Il y avait cependant déjà des hommes qui faisaient des travaux plus spécialisés, plus parcellaires, et cela ne les empêchait pas pour autant de se sentir liés à la collectivité, de saisir le sens de leur travail — non pas le rôle exact qu'il tient dans le processus de la production, mais le rapport entre leur travail et leur vie — et de l'accomplir avec autant de ferveur que les autres.

L'homme n'a jamais compris vraiment l'ensemble du processus de production. C'est une réalité extrêmement complexe dans laquelle interviennent tant de facteurs que nous n'entrevoyons généralement qu'un aspect, une face, un reflet traditionnel du phénomène. Nos anciens attribuaient au travail (à ce que nous appelons aujourd'hui le travail) un caractère magique. Ainsi les indigènes de Bornéo repiquent le riz sans connaître les phénomènes mystérieux de germination et de synthèse qui donneront finalement naissance au riz : repiquer, c'est pour eux satisfaire les dieux de la terre et du riz.

L'homme ne comprend pas son travail et il ne l'a jamais compris, en ce sens qu'il ne saisit pas les mécanismes profonds qui lient le geste qu'il accomplit actuellement et le résultat ultérieur ; mais cela entraîne pourtant deux comportements diamétralement opposés. Autrefois, le sentiment de participer à un processus mystérieux, qu'il considérait comme divin, suscitait l'enthousiasme de l'homme. Aujourd'hui, le travailleur participe encore à un processus mystérieux, mais qu'il croit hostile et destiné au bénéfice de quelques privilégiés. Ainsi, ce même caractère mystérieux qui donnait au travail traditionnel un sens religieux a pour seul effet actuellement de provoquer l'indifférence, le mépris, l'hostilité même de l'homme à l'égard de son travail.

Il y a d'ailleurs un autre argument, plus décisif encore. Si vraiment la désaffection de l'homme moderne vis-à-vis de son travail avait pour cause première l'extrême division du travail, la spécialisation très poussée qui a entraîné le travail à la chaîne, c'est-à-dire pour le travailleur la répétition automatique et abrutissante du même geste, on devrait constater une mentalité tout à fait différente chez les personnes exerçant une profession qui n'a pas été atteinte par cette spécialisation et dont les conditions d'exercice sont restées ce qu'elles étaient autrefois. Il y a, par exemple, la caissière, la vendeuse de magasin, le cordonnier, le boulanger, la blanchisseuse ; on pourrait nommer quantité d'autres métiers qui ont conservé leur caractère synthétique. Si donc la spécialisation était la seule cause, le comportement de la vendeuse à l'égard de son travail devrait être tout à fait différent de celui d'un ajusteur, par exemple. Or, on ne constate rien de tel. Un exemple encore plus typique est celui de la femme de ménage, ou de la « bonne à tout faire », la servante. S'il y a un métier qui est resté semblable à lui-même, qui embrasse l'ensemble des activités de la femme, c'est bien celui-là. N'est-ce pas pourtant un des métiers à l'égard duquel on éprouve aujourd'hui le moins d'attrait, auquel on reconnaît le moins d'intérêt ? Personne ne veut plus être servante.

On dit souvent également : la cause du mal est le niveau actuel trop bas des salaires, le pouvoir d'achat trop faible qui ne correspond pas aux pénibles efforts qu'on demande au travailleur. C'est l'argument qui résiste le moins à quelques secondes de réflexion. Quand on voit ce qu'a été le niveau de vie et le pouvoir d'achat de l'humanité depuis cent mille ans, quand on voit ce qu'est le niveau traditionnel de vie, il est absolument effarant d'entendre dire aujourd'hui que les gens n'aiment plus leur travail parce que les salaires sont trop bas !

Le pouvoir d'achat traditionnel, c'est un demi-bol de blé ou de riz par jour ; le niveau traditionnel de vie de l'humanité, c'est la famine qui menace tous les cinq ou quinze ans, une mortalité excessive, l'absence complète de tout objet manufacturé, c'est même souvent l'absence de toit et toujours la promiscuité. Eh bien, malgré cette misère profonde, on trouvait cependant cette ferveur collective dont nous avons parlé précédemment. Tandis qu'au contraire, avec le niveau de vie actuel, incomparablement plus élevé, il n'y a plus d'enthousiasme.

Si l'on admet que les niveaux de vie actuels sont effectivement très supérieurs à ceux d'autrefois, on objecte alors l'inégalité des niveaux de vie : les profonds écarts entre les bénéfices des chefs d'entreprise et les faibles salaires de leurs employés et ouvriers auraient pour conséquence nécessaire le désintéressement du travailleur à l'égard de son travail. On oublie simplement que ces écarts ne datent pas d'aujourd'hui, mais qu'ils sont aussi anciens que l'humanité ; ils sont beaucoup moins flagrants et moins démesurés au XXe siècle en France, qu'ils ne l'étaient au Moyen Âge, par exemple, ou qu'ils ne le sont encore actuellement dans les pays sous-développés. Il n'est besoin pour s'en persuader que d'aller en Espagne, ou en Sicile, ou en Afrique du Nord. Dans ces pays, la majorité de la population a encore un niveau de vie simplement végétatif, tandis qu'une très faible minorité peut mener un grand train de vie. Plus un pays est pauvre, plus l'écart entre le niveau de vie moyen de la population et le niveau de vie de quelques privilégiés, est grand. Et pourtant, ces inégalités profondes n'étaient pas un obstacle à l'enthousiasme, elles ne choquaient pas parce qu'elles étaient considérées comme étant de la nature des choses et dans l'ordre du monde.

Les véritables causes du malaise social

Ce n'est pas en essayant de résoudre les problèmes du type capitaliste que l'on arrivera à redonner à l'homme le goût de son travail et à lui en faire redécouvrir la noblesse. Il s'agit, en fait, de problèmes tout à fait différents, qui ne sont pas de la nature de la mentalité capitaliste, mais de la nature de la mentalité traditionnelle. C'est-à-dire que ce sont des problèmes philosophiques qui ont pour donnée la représentation du monde que se font les hommes, leur conception même de l'univers. Le problème est beaucoup plus vaste et plus profond, il dépasse largement les faux problèmes que nous avons considérés précédemment, qui ne s'adressaient qu'à une parcelle, un secteur de l'activité humaine; le véritable problème s'attache à l'ensemble de la personnalité humaine, à sa vie même. Et c'est ce qui explique la gravité de cette question et l'urgence qu'il y a à la résoudre puisque, en redonnant aux hommes le sens de leur travail, on leur fera retrouver par là-même le sens de leur vie sociale, familiale, nationale...

C'est donc à l'échelle de la société que le problème doit être posé. Le lecteur a pu, en lisant les pages qui précèdent, penser naturellement à la célèbre et dramatique constatation d'Auguste Comte selon laquelle le prolétariat n'est pas partie de la nation, n'est pas réellement intégré dans la nation, mais « campe » sur son territoire comme des nomades étrangers. Cette constatation rejoint celle que l'on peut faire quotidiennement de nos jours dans maint pays en cours de développement, et notamment en Amérique latine, où deux nations, l'une « bourgeoise », relativement aisée et progressiste, l'autre prolétaire, misérable et stagnante, coexistent sur un même sol sans réellement se mêler davantage que si elles habitaient des territoires différents, étaient séparés par d'infranchissables frontières.

À l'époque traditionnelle, c'est-à-dire avant les premiers efforts de la première révolution industrielle, aristocratie et peuple ne formaient effectivement qu'une seule nation, basée sur d'injustes privilèges, stagnante, mais stable et durable. Ce parfait réactionnaire que fut Frédéric Le Play en a clairement décrit les ressorts : « Le décalogue et l'autorité paternelle » et leur expression plus évoluée, « la religion et la souveraineté »[1]. Mais la révolution industrielle et technique, en rendant possibles quantité de choses qui ne l'étaient pas, a fait éclater le cadre ancien, de plus en plus inadapté aux conditions nouvelles : les Citroën se sont alors substitués à l'aristocratie, mais sans parvenir, sans même penser, à lier avec le peuple les liens organiques, affectifs et sentimentaux qui liaient autrefois l'aristocratie et le peuple. Dans le cadre des campagnes traditionnelles, misérable mais stable, et admis comme naturel ou voulu par Dieu, le paysan, quoique exposé aux pires souffrances de la famine et des épidémies, se sentait une personne, intégrée dans la nation et dans l'ensemble de la création ; dépossédé de son champ par la croissance démographique et de sa foi par l'ébranlement des sciences et des techniques, il est devenu un prolétaire, campant dans la nation; sa conception du monde a été nécessairement alors remise en question.

Le problème est donc avant tout politique et philosophique : c'est celui de la société de demain, et de la place des hommes dans l'univers.

 

*

*          *

La société de demain se réalise inéluctablement par l'échéance du temps. Nous la voyons sous nos yeux se dessiner lentement, avec des vitesses d'évolution, des processus et des modalités très différentes selon les nations; tantôt il y faut des révolutions populaires et des conflits armés, tantôt il peut sembler que suffisent des évolutions d'autant plus efficaces qu'elles sont libres et calmes.

Il semble encore difficile d'affirmer que toutes ces évolutions ou révolutions tendent vers une situation commune à tous les peuples de la terre, tant apparaissent différentes et même opposées les situations actuelles des peuples et leurs idéaux politiques officiels. Cependant, les conditions économiques finiront par s'égaliser tout autour de la planète, et la nature humaine est une, de Tokyo à Brest et de Vancouver à Tananarive. (En l'an 2500, peut-être même bien avant, la période transitoire sera achevée — or, ce délai de 500 ans est infime pour une humanité qui existe depuis 100 000 ans, et qui pourra probablement exister encore plus longtemps, et au moins des dizaines de milliers d'années.) Alors, dans ce délai de 300 ou 500 ans, dans ce délai proche, dont l'échéance marquera le début d'une nouvelle ère, l'homme retrouvera, comme avant 1750, des conditions économiques et techniques identiques d'un bout à l'autre de la planète. On peut dès aujourd'hui penser que ces conditions seront caractérisées par trois facteurs essentiels :

     1) Chaque homme vivra une vie biologiquement complète ;

     2) Le niveau de vie sera très élevé, la durée du travail très courte. La saturation de biens primaires (alimentaires) et secondaires (manufacturés) sera probablement à peu près complète; seule la consommation de services tertiaires restera rationnée (en particulier les services personnels et domestiques), mais en général à un haut niveau et avec la possibilité de recours à de nombreux produits de substitution ;

      3) Le niveau de culture intellectuelle sera sans rapport avec celui que nous connaissons.

Ce dernier point peut être précisé par quelques chiffres. Le tableau suivant montre qu'en 1900 en France, 2,5 % seulement des enfants restaient en classe après leur 14e année; 1,5 % seulement bénéficiaient de l'enseignement secondaire; aujourd'hui, ces chiffres sont devenus 55 % et 25 % ; en 1970, la scolarité obligatoire s'étendra jusqu'à 16 ans révolus, et le quatrième plan de modernisation de la France a pris les dispositions nécessaires pour qu'alors 35 à 40 % des enfants parviennent au baccalauréat.

En 1900, 1 % seulement des jeunes gens avaient reçu un enseignement supérieur ; en 1958-59, 12 %; en 1970, 18 %.

Ainsi, Atala va à l'école, et y reste de plus en plus longtemps. Elle cesse par conséquent d'être Atala ; elle acquiert l'esprit scientifique, les réflexes techniques; elle s'adapte de mieux en mieux et de plus en plus consciemment à la société industrielle; son niveau de vie s'élève; sa mentalité se transforme; elle campe de moins en moins; elle s'intègre de plus en plus.

D'autre part, Citroën prend conscience des problèmes humains; il suit des cours de sociologie, de relations humaines, d'économie; il pense moins au profit, ou du moins il le dit...

Ils vont peut-être se marier.

 

La croissance des effectifs scolaires

Sur 100 enfants et jeunes gens, les effectifs suivants ont bénéficié, bénéficient et bénéficieront des enseignements suivants :

 

Enseignement court C.C., C.A.

 

Enseignement long, secondaire et technique

Enseignement terminal, primaire, professionnel et non scolarisés après 15 ans

Supérieur

1900

1958-1959 France

 1958-1959 Département de la Seine…..

 1970 France (prévisions du Plan)

 E.U. 1960

1

30

48

 

40 à 35

10

1,5

25

36

 

35 à 40

90

97

45

16

 

20

0

1

10

 

18

18

 

A côté de ces problèmes essentiels que sont la constitution d'une société vraiment humaine, et l'intégration fraternelle dans cette société des hommes les moins favorisés économiquement, tous les autres problèmes du travail sont secondaires. Cependant, l'un d'eux mérite d'être cité ici, c'est celui de la dissociation entre le travail et la vie.

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*          *

La création même du mot travail illustre cette dissociation. L'esprit des pionniers capitalistes était, en effet, de concevoir le travail en fonction de la seule rentabilité, en oubliant le sens véritable de la production. Le résultat est que dans nos sociétés modernes le travail a été pensé en fonction de la machine, et non en fonction de l'homme. L'homme n'est plus considéré que comme une machine d'un type particulier, qui a deux mains, deux pieds, deux yeux, douée de certaines propriétés, capable d'effectuer certains gestes qui aboutissent à produire certains objets. On ne considère plus dans l'homme que la partie de sa personnalité qui est relative à la production vendable, c'est-à-dire transformable en monnaie, en profits.

Or, Atala est une femme, qui vient à l'usine avec son corps, avec son intelligence, avec son imagination, ses goûts, ses affections, ses ambitions, et on veut la transformer en une mécanique froide et impersonnelle, dirigée vers un but : la production (but qui est d'ailleurs un faux but, puisque le vrai but n'est pas la production mais la consommation; et les conséquences sont graves de cette erreur qui a présenté comme but ce qui n'est qu'un moyen, et qui a fait négliger le but véritable).

De même que durant son travail, les fonctions vitales de l'organisme humain ne s'interrompent pas, de même les facultés intellectuelles, psychiques, affectives de l'homme continuent d'exister.

Et ne vouloir s'intéresser qu'à certains gestes, qu'à certaines possibilités de l'homme, en négligeant le reste de sa personnalité, ne peut avoir que des conséquences désastreuses et aboutir à des troubles affectifs, psychiques, à un véritable déséquilibre de la personnalité.

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*          *

Les remèdes résultent directement de tout ce qui précède. Ils se ramènent à un effort de synthèse; effort de synthèse pour faire redécouvrir à l'homme l'unité de la vie. La véritable solution ne réside donc pas en des améliorations de détail, elle est de donner à l'homme une nouvelle philosophie, une nouvelle conception du monde, qui soit en accord avec la réalité quotidienne.

Encore une fois, je dois écrire que l'auteur de ces lignes ne prétend pas avoir trouvé cette conception de l'univers qui pourra satisfaire l'homme de demain, accorder nos sentiments et nos connaissances, réconcilier l'individu avec la société, lui redonner une place dans l'immense univers, répondre aux innombrables « pourquoi? » que pose l'existence, et résoudre d'une manière parfaitement adéquate au réel, (et au réel à court terme comme au réel à long terme), les innombrables options qui se posent dans l'action quotidienne des simples hommes et des chefs d'États. Je m'efforce seulement ici de mettre en évidence certains problèmes et certaines méthodes de recherche. Ce n'est pas la génération des Farmann, des Blériot, des Védrines, qui a fixé les règles de la navigation aérienne intercontinentale...

Mais l'homme doit se pencher à l'extrême-avant des « blanches caravelles », car réellement l'humanité vole avant de savoir ce qu'est le vol et où il conduit; comme la jeune cigale éblouie se cogne aux arbres et aux rochers.

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*          *

Et nous volons de plus en plus vite. La vitesse de notre évolution non seulement ne se ralentit pas, mais s'accélère extraordinairement.



[1] Ces termes reviennent sans cesse sous la plume de Le Play, qui, avec une incompréhension radicale des vrais problèmes des temps nouveaux, une absolue non-perception des révolutions techniques et démographiques, prêche sans cesse le retour au passé. Cf. notamment, Les ouvriers européens, 2e éd., t. V, p. XI.