En 1958, Jean Fourastié a prononcé l’éloge funèbre d’Arphine Pagès, la marraine de son père Honoré Fourastié dont elle était cousine germaine. Jean Fourastié a étudié l’état civil de Douelle (qu’il a publié dans En Quercy, un essai d’histoire démographique) ; il s’est servi des registres d’état civil autant que de sa connaissance de l’évolution du niveau de vie… Il avait conscience que sa propre famille avait subi la même évolution que la plupart des familles rurales de cette génération.

 

 « Du onze juillet 1864 à huit heures du matin. Acte de naissance de Arphine Rozalie Relhié, du sexe féminin, née hier à deux heures du soir à Douelle, des mariés Relhié, Jean, dit Bouys, cultivateur, âgé de 29 ans, et Fourastié Antoinette (Sophie), sans profession, âgée de 24 ans, domiciliés de Douelle. »

 Tel est l'acte de naissance de notre amie Arphine Pagès, doyenne de la commune de Douelle, que nous conduisons aujourd’hui à son dernier repos, 94 ans, un mois et 24 jours plus tard.

Le Douelle de 1864 était bien différent de celui d'aujourd'hui. À peine s'éveillait-il de son long isolement du moyen âge et de l'ancien régime. La route de la Cévenne n'était ouverte que depuis 1845 ; on prenait encore le bateau pour venir à Beyne. La plupart des maisons actuelles n'existaient pas. Le cimetière était à sa place traditionnelle, autour de l'église. C'est là qu'on enterrait chaque année le lourd contingent des jeunes morts de ces dures époques : en 1864, on a enregistré à Douelle 30 naissances et 16 sépultures d'enfants de moins de 6 ans.

Échappée à ces hécatombes annuelles, Arphine se trouvait, avec une vitalité peu commune, une enfant bien typique d'une typique famille paysanne. Sa grand-mère, Antoinette Alibert, de Madert, appartenait à l'une des familles les plus riches et les plus considérées de la paroisse ; ses trois autres grands-parents étaient de familles modestes. Les six premières années d'Arphine furent heureuses et normales, imprégnées de cette chaude solidarité, de cette chaleur humaine des villages traditionnels que nous avons aujourd'hui en grande partie perdue. On était bien pauvre, mais on sentait peu de besoins ; on était gai, insouciant, généreux. Arphine avait deux sœurs, l'une Arasie, que nous avons connue, et l'autre, plus jeune, Rose ; elle avait de nombreux cousins germains, jeunes oncles et jeunes tantes : la communauté du quartier et du village faisait de la classe des jeunes une grande famille...

1870. Arphine a 6 ans. Les registres de la mairie enregistrent cette année-là 35 décès, dont 13 sont des enfants, ce qui est, hélas, habituel, mais dont 6 sont des hommes dans la force de l'âge, qu'une épidémie terrasse dans le cours du même mois. La peur de la contagion fait abandonner les malades et les cadavres.

Sophie tente de retenir son mari qui va assister son frère Louis, malade dès le début de juillet et qui meurt le 13, à 33 ans. Jean est atteint en accomplissant son devoir ; il meurt lui-même le 27 juillet, à 35 ans.

Sophie se trouve veuve ; elle a 32 ans et trois filles, dont l'aînée n'a que 9 ans et est de constitution délicate ; tous les grands-parents sont morts. Jean-Pierre Fourastié, frère de Sophie, est nommé tuteur des enfants. Jean-Pierre vient de terminer en février 1870 un service militaire de trois ans et six mois, il a 26 ans et est le seul garçon d'une famille de 6 enfants. De ses 5 sœurs, 2 sont encore jeunes filles ; avec Sophie, il a ainsi 3 de ses sœurs et 3 petites filles à charge.

Néanmoins, il est rappelé au service militaire. Le 19 juillet, la France avait déclaré la guerre à l'Allemagne. Alors commence une dure période pour Sophie et ses enfants. La petite Rose meurt le 7 octobre 1870.

Le soutien de famille, Jean-Pierre, est fait prisonnier à Sedan le 2 septembre, envoyé en captivité à Spandau et ne rentre à Douelle qu'en janvier 1872.

Ainsi commence le temps qui, pour Arphine, puis pour tout Douelle, durera jusqu'aux alentours de 1900 : d'abord c'est le mal individuel dû à la mort du père ; puis le mal collectif : la ruine progressive de la navigation, le phylloxera, la crise générale agricole qui fait baisser le prix du vin malgré la destruction des bons vignobles.

De 1875 à 1885, la petite Arphine, comme la plupart des enfants de Douelle de son âge, est levée à 4 heures du matin pendant tout le printemps et tout l'été. On va, à pied, aux vignes de Rassiel, au fond de la côte du Prince ou dans la combe pradininque. On ramasse les pierres dans des paniers pour les porter sur les cayrous, ou bien on remonte la terre du pied des vignes au sommet, à pleine corbeille sur le cabéchal, dix et souvent douze heures par jour. Arasie reste souvent à la maison, parce qu'elle est la moins forte ; mais Sophie et Arphine partent chaque jour ouvrable.

Ce labeur et cette vie austère sont heureusement coupés des vivantes distractions d'une communauté fort active : carnaval, Pâques, mai, feux de la Saint-Jean, fête votive, veillées de Noël sont des fêtes dont les nôtres ne sont plus que de pâles reflets : nous sommes des spectateurs là où nos anciens étaient acteurs.

L'une de ces fêtes intéresse particulièrement Arphine, en voici l'acte : « L'an 1878 et le 2 mai, en l'église de Douelle, a été baptisé Honoré Fourastié, né hier à Douelle des époux Jean-Pierre et Rose Bessière. Le parrain a été Joachim Bessière et la marraine Arphine Relhié... » C'est malheureusement avec Honoré qu'arriva le phylloxera ; 1878 est pour Douelle une année très dure : 46 décès en un an, contre une moyenne de 30. Jean-Pierre voit Sophie s'épuiser de travail. Il a hâte de marier ses deux pupilles ; les deux sœurs pensent à des jeunes gens de leur âge, qui sont d'honnêtes garçons et qui dansent bien, mais qui n'ont pas fait leur service militaire ; les parents préfèrent, parmi les prétendants, deux garçons plus âgés et qui resteront à Douelle. Ni Arasie Bonal ni Arphine Pagès n'eurent à regretter d'avoir obéi.

Cependant le jeune ménage débute dans des conditions difficiles : Louis Pagès a perdu coup sur coup son père et sa mère dans les jours qui ont précédé le mariage. Arphine entre dans une maison vide. La chère maman Sophie serait bien utile à Arphine en ces circonstances, mais tout ce qu'elle a pu faire fut de vivre jusqu'au mariage de sa fille cadette ; elle meurt sept mois après le mariage d'Arphine, le 1er février 1886, à 48 ans.

Je ne retrace que rapidement les événements de la vie d'Arphine qui sont postérieurs à son mariage : la naissance de ses deux fils, aussi grands et forts qu'elle était menue, et dont l'un devint maire de Douelle..., leur mariage..., son angoisse pour eux durant la guerre de 1914, et plus spécialement pour Henri qui fut grièvement blessé, son amitié pour Jenny Pommier, ses inquiétudes plus récentes pour ses enfants et petits-enfants militant dans la Résistance, la mort de son mari, la mort de son fils aîné, Louis, qui la frappa si fort, sa compassion enfin pour sa petite-fille Jeanine lors de la mort en Algérie, au combat, de son petit-fils par alliance, le capitaine Frédéric Metzger...

Rendons aussi hommage à la discipline et à la volonté dont elle-même fit preuve au cours de ses cinq derniers mois, et qui prolongèrent jusqu'à sa mort la dignité de toute sa vie.

Ainsi, Arphine Pagès, née au plein cœur de la vie traditionnelle, à la lueur du calel, vous à qui votre grand-mère donnait, certains dimanches, un verre d'eau sucrée pour vous récompenser d'une semaine de sagesse, habituée à chercher des braises chez la voisine plutôt que d'user une allumette ; vous qui n'avez fait dans votre vie qu'un seul voyage d'agrément, celui d'aller à pied à Crayssac chez votre tante, le soir de votre mariage..., vous mourez au temps de la pénicilline, de l'énergie atomique et des satellites artificiels ; vous laissez Douelle ruisselant d'électricité, bourdonnant d'automobiles, de tracteurs, de réfrigérateurs, de radios, de machines à laver, de salles de douches et de téléphones...

Vous avez vu les hommes passer de la faucille et du fléau à la faux, puis à la faucheuse, à la moissonneuse, enfin à la moissonneuse-batteuse... Mais cependant, hélas, vous avez senti jusqu'à votre mort les contrecoups des divisions politiques du monde ; l'éternel combat de la force et de la justice reste inachevé ; partout restent présentes la souffrance et l'inquiétude de l'homme.

Courageuse petite fille de la dure époque, bonne épouse, bonne mère, admirable grand-mère, charmante voisine, charmante amie toujours accueillante et gaie, tenant votre maison et votre table toujours ouvertes ; bonne chrétienne selon la tradition de votre mère et de votre grand-mère, mais libérale et tolérante selon leur même tradition, c'est-à-dire consciente que la condition de l'homme sur la terre est si complexe et si obscure qu'il est légitime et normal que tous les hommes ne fassent pas les mêmes réponses aux grandes questions qu'elle pose...

Adieu ; le Douelle d'aujourd'hui et de demain salue en vous l'ardeur de vie, les vertus et le courage de son passé.