jean fourastie

S'il y a un sujet toujours très central dans la vie française, et plus généralement dans le monde, c'est bien celui de l'automobile.

Dans son livre Les 4 roues de la fortune, publié en 1968 chez Flammarion, Alfred Sauvy parlait de l'automobile comme d'une grande souveraine par comparaison à la bicyclette qui n'était que la petite reine.

50 ans plus tard, le sujet de l'automobile et des passions qu'il suscite est toujours central.

Alfred Sauvy a fustigé dans son étude le refus de voir la réalité autour de l'automobile telle qu'elle était, sans passion, sans préjugé personnel, tel l'entomologiste qui étudie les insectes pour les examiner tels qu'ils sont. Et il en retire évidemment des données qui soulignent les mauvais choix faits par et pour l'industrie automobile et les transports en évaluant mal et en sous estimant le coût réel pour la collectivité des choix du tout routier au détriment du transport par rail pour les individus et du ferroutage pour les marchandises. Il reconnaît les progrès techniques immenses que permet l’industrie automobile dans tous les domaines, moteurs, pétrole, routes, pneumatiques, mais éclaire avec objectivité toutes les difficultés préoccupantes du développement irrationnel de l'automobile résultant de la fascination qu'elle a toujours exercée.

 

Les problèmes soulevés par Alfred Sauvy à l'époque de son étude, la sécurité routière et les morts sur les routes, l'espace et les embouteillages, la pollution de l'air, problèmes dont il évalue les coûts exorbitants pour la collectivité, sont toujours d'actualité. Même si l'approche sur ces questions a évolué, les débats autour de l'automobile restent toujours aussi vifs.

Pour Alfred Sauvy, les défauts d'utilisation de cet instrument sont en rapport avec son incomparable pouvoir.

Avec humour, il souligne le manque de courage des décideurs qui naviguent à vue sans phares, ce qui est paradoxal en matière de conduite. Il livre un éclairage explosif de la situation en précisant que les explosions qu'il décrit auraient dû aider le moteur éponyme à mieux fonctionner.

En 1968, Alfred Sauvy prévoit déjà que la voiture électrique verra le jour tôt ou tard, davantage dit-il pour des raisons de lutte contre la pollution que par peur d'un manque de pétrole dont il pense que nous sommes loin d'avoir épuisé les réserves. Quelle vision juste, même si cette évolution se situe, semble-t-il, dans le tard davantage que dans le tôt.

En 1968 déjà, Alfred Sauvy souligne l'imprudence du préfet de Paris qui avait pris le risque de s'attirer les foudres de l'industrie automobile en annonçant que 1 500 hectares de voitures ne pouvaient pas tenir dans 1 200 hectares de chaussée.

On constate aujourd'hui les évolutions que la présence de l'automobile, dans Paris comme dans toutes les villes en général, suscite des débats passionnés.

La limitation drastique de la circulation en centre-ville, la mise au ban des voitures polluantes et du diesel, le stationnement de plus en plus payant et onéreux, sont sans doute des évolutions inéluctables. Certaines villes vont même bien plus loin que Paris en instituant des entrées payantes en ville. Les arguments s'affrontent et beaucoup voient dans cette évolution, sans doute inévitable et logique, un empêchement de travailler pour beaucoup de professions "circulantes" et aussi un ostracisme inacceptable pour les banlieusards.

Il est regrettable qu'en un demi-siècle, les pouvoirs publics n'aient pas tenu compte des prévisions d'Alfred Sauvy ce qui aurait permis, outre de préparer les esprits à ces changements nécessaires, mais aussi de développer en parallèle les solutions de remplacement qui auraient adouci l'impression de brutalité et de tensions qui accompagnent les mesures prises.

Mais comme l'écrit Alfred Sauvy en 1968: « la faute des pouvoirs publics depuis 20 ans (cela ferait 20+50: 70 ans aujourd'hui) est accablante. En admettant qu'ils aient été dans l'impossibilité d'annoncer les faits les plus patents et les plus redoutés, ils pouvaient tout au moins nommer un comité, composé de personnes d'une totale impartialité, pour étudier le sujet et informer l'opinion. Il doit tout de même exister en France une dizaine de personnes d'un haut désintéressement capables de ne regarder qu'avec les yeux du bien public".

Sans doute tout n'est pas si noir.

Les progrès techniques de l'automobile ont été et sont remarquables, permettant une diminution significative du nombre de morts sur les routes. Le réseau routier a été construit à grands frais et en forte partie grâce aux contribuables, mais il assure aussi une fluidité et une sécurité améliorées. Alfred Sauvy a été suffisamment anti malthusien pour qu'on puisse imaginer qu'aujourd'hui il ne rejetterait pas ces progrès.

La transparence de plus en plus présente dans tous les domaines permet que les abus ou tricheries de l'industrie automobile, notamment en matière de pollution, ne soient plus cachés et que les secrets bien gardés soient affichés et jugés, coûtant finalement très cher à certaines marques. Les constructeurs finiront sans doute par trouver plus rentable d'investir dans les progrès spectaculaires qui se dessinent grâce à la voiture électrique et l'intelligence artificielle plutôt que de payer des amendes colossales. Ces progrès ne résoudront pas tous les problèmes soulevés par Alfred Sauvy, mais ils vont dans le bon sens.