jean fourastie

Dans le Monde du 14 juin 2004, Jean-Marc Daniel, professeur à l'ESCP-EAP, avait profité d’un rapport du Conseil d’Analyse Économique pour montrer l’actualité de Jean Fourastié.      

LE CONSEIL D'ANALYSE ÉCONOMIQUE vient d'adopter les conclusions d'un rapport intitulé « Croissance et productivité », unanimement salué pour sa qualité. Un des mérites de ce rapport est de rappeler que la croissance économique repose fondamentalement sur la mobilisation du travail et sur l'amélioration de son efficacité par le progrès technique, ce que l'on appelle l'augmentation de la productivité. Ce constat, d'autres l'avaient fait avant lui, notamment Jean Fourastié.

Jean Fourastié naît le 15 avril 1907 à Saint-Benin-d'Azy, dans la Nièvre. Son père, fonctionnaire au Trésor public, déménage au gré de ses affectations, et c'est en Seine-et-Marne que Jean Fourastié fait l'essentiel de ses études, à Juilly, du côté de Meaux. Élève brillant, il est reçu à l’École centrale. Peu attiré par l'industrie malgré son diplôme d'ingénieur des Arts et manufactures, il s'oriente vers la fonction publique qu'il rejoint comme commissaire contrôleur des assurances. Il complète sa formation scientifique par des études de droit qu'il mène jusqu'au doctorat et qui le conduisent à l'étude de l'économie politique.

À une approche théorique et abstraite axée sur l'élaboration de modèles mathématiques, ce centralien préfère une démarche empirique fondée sur la compilation statistique et l'observation historique. Son sujet de prédilection, c'est l'évolution de la productivité (grosso modo de la production par heure travaillée). Il présente ses recherches dans des livres rédigés en partie avec sa femme et sa fille. Les plus significatifs sont Le Grand Espoir du XXe siècle paru en 1949, Les 40 000 Heures, en 1965, et Les Trente Glorieuses, en 1979, devenu une référence obligée (nouvelle édition, Hachette Littératures, 2004).

Pour lui, si l'augmentation de la productivité est un phénomène microéconomique qui touche les activités où se réalisent des progrès techniques, elle a quatre conséquences macroéconomiques majeures. La première est bien sûr l'accroissement de la production nationale. La deuxième est la recomposition de la population active, due aux différences d'évolution de la productivité entre les divers domaines d'activité. Fourastié identifie ainsi trois types d'emplois : ceux de l'agriculture, qu'il appelle le secteur primaire, ceux de l'industrie, ou secteur secondaire, et ceux des services, ou secteur tertiaire. Au fur et à mesure qu'un secteur fait des gains de productivité, il libère de la main-d'œuvre. À court terme cela peut provoquer du chômage et donc des réactions de rejet du progrès technique, comme ce fut le cas au début de la révolution industrielle avec la révolte des « luddites » anglais. À long terme, cette main-d'œuvre disponible favorise la montée en puissance de nouvelles activités. Historiquement, la productivité s'accroît d'abord dans l'agriculture, amorçant l'exode rural et l'industrialisation. Puis les usines, de plus en plus efficaces, se vident au profit des bureaux...

La troisième conséquence est la conversion d'une partie des gains de productivité en réduction du temps de travail. Prolongeant la tendance historique, Fourastié prévoyait en 1965 qu'en 2000 la durée hebdomadaire du travail se situerait entre 30 et 35 heures !

La quatrième, enfin, est une hausse globale du pouvoir d'achat. En effet, dans les branches où sont réalisés des gains de productivité, les coûts diminuent, si bien que les prix baissent. Ce mécanisme a le mérite de diffuser les bienfaits des innovations à l'ensemble de l'économie. À titre d'illustration, Fourastié prend le cas des coiffeurs : de par son contenu, leur métier a peu évolué depuis le XVIIIe siècle. Mais leur vie a beaucoup changé car ils ont bénéficié des gains de productivité d'autres secteurs, par exemple ceux de l'agriculture au travers de la baisse du prix du pain.

Constat désabusé

Observateur lucide de la réalité économique, Fourastié n'ignore pas les limites du progrès. Son livre Les Trente Glorieuses débute par une comparaison saisissante et très parlante entre deux villages, l'un vivotant en autarcie, l'autre rempli d'automobiles et de téléviseurs, qui ne sont qu'un seul et même village pris en 1945 et en 1975. Mais il se termine sur un constat désabusé : malgré l'enrichissement général, l'insatisfaction demeure ; malgré un État-providence envahissant, la pauvreté n'a pas disparu ; malgré une réflexion sans cesse affinée sur la politique économique, l'État n'arrive pas à lisser la conjoncture.

Sociologue, économiste, mais aussi moraliste attaché au christianisme, Jean Fourastié est élu en 1968 à l'Académie des sciences morales et politiques, qu'il préside en 1979. Toutefois son action ne se limite pas à la rédaction d'essais à succès. Après 1946, il est un des experts les plus écoutés du Commissariat au plan, notamment quand, sous Jean Monnet et Étienne Hirsch, la politique économique du pays se dessine ou même se décide rue de Martignac. Il enseigne dans plusieurs écoles, principalement au Conservatoire national des arts et métiers, où il occupe, de 1960 à 1978, la chaire créée par Jean-Baptiste Say. Il meurt le 25 juillet 1990, à Douelle, village du Lot dont il a assuré la renommée en en faisant le héros de son livre sur les « trente glorieuses »

(paru dans Le Monde du 22 juin 2004)