jean fourastie

Les quarante mille heures est un ouvrage de Jean Fourastié, paru en 1965, et rédité en 2007 aux éditions de l'Aube avec une préface de Jean-Louis Harouel reproduite ici.

Les 40 000 Heures ont quarante ans. Pour autant, ce livre reste d'une étonnante jeunesse. I1 est plus que jamais d'actualité, tant les problèmes qu'il pose sont actuels: durée du travail, niveau de vie et genre de vie, mutations de la condi­tion humaine sous l'effet du progrès technique, conséquences de celui-ci sur le cadre de vie, sur l'environnement, etc.


Lorsqu'il fait paraître Les 40 000 Heures, en 1965, Jean Fourastié est le plus célèbre des économistes français, en France comme à l'étranger. I1 est traduit dans près de vingt langues. Ses livres ont profondément marqué toute une génération. Plusieurs d'entre eux ont été tirés, rien qu'en France, à des centaines de milliers d'exemplaires et sont constamment réédités. C'est en particulier le cas du Grand Espoir du XXe siècle (1949), livre qui a révélé aux Français que l'amélioration de la productivité était la clé du progrès économique et social, et que les transferts de populations actives de l'agriculture vers l'industrie, puis de l'industrie vers les services, constituaient des phénomènes inhérents à la modernisation d'une économie et à la mécanique d'élévation des niveaux de vie. Le Grand Espoir a été à la fois l'annonciateur et l'un des moteurs du fabuleux essor fran­çais des trois décennies de l'après-guerre, auxquelles Jean Fourastié a donné un nom désormais célèbre: « les Trente glorieuses »


C'est au coeur de celles-ci, en 1965, que Jean Fourastié crée à nouveau l'événement en promettant aux nations développées que les futurs progrès de la productivité seront en mesure de permettre une prodigieuse réduction du temps de travail, qui abaissera la durée totale du travail par vie humaine à quelque 40 000 heures.

Ce chiffre étonnamment bas, qui renvoie sur le mode du jeu de mots aux 40 heures, lesquelles sont alors la durée légale hebdomadaire du travail, est obtenu par Jean Fourastié de la manière suivante. I1 part de l'hypothèse que, dans les nations économiquement les plus avancées, la durée hebdomadaire du travail est destinée à descendre jusqu'à 30 heures. Or, cette évolution ne se conçoit pas sans une augmenta­tion du nombre de semaines de vacances. Il évalue à 40 par an le nombre de semaines qui resteraient consacrées au travail. Le temps de travail annuel serait alors de 1200 heures.
La semaine de 30 heures, avec ses 1200 heures de tra­vail par an, ne pouvant s'envisager que dans une société de très haut niveau scientifique, possédant donc un taux élevé de scolarisation, Jean Fourastié y suppose que l'âge moyen de l'entrée dans la vie professionnelle se situera vers la vingtième année. De plus, il juge probable qu'il faudra consacrer, au cours de la vie active, environ 5 ans à des « mises en situation intellectuelles » telles que recyclages ou années sabbatiques, et que l'on demeurera en activité jusqu'à 65 ans. De sorte qu'il resterait 35 à 40 ans d'activité professionnelle. Et 35 années de 1200 heures représentent 42000 heures. En schématisant, avec un travail hebdomadaire de 30 heures, ce serait donc à 40 000 heures que se limiterait l'activité professionnelle d'un être humain pendant le courant de sa vie entière.

Or, estime l'auteur, la durée moyenne de la vie humaine approchera alors de 80 ans, soit 700 000 heures. C'est donc seulement 6 % de leur existence que les hommes consacreront à l'activité de production, alors que pendant des millénaires ils y ont dépensé la presque totalité de leur temps disponible et de leur énergie.

Aux yeux de Jean Fourastié, la perspective de cette incroyable réduction de la durée du travail « est en définitive l'un des éléments les plus caractéristiques de la métamorphose actuelle de l'humanité ».

La promesse d'une semaine de 30 heures et d'une année de 1200 heures pouvait paraître, voici quarante ans, quelque peu utopique. Les chiffres du temps restaient en effet beaucoup plus élevés. Dans l'industrie française, la durée effective du travail était de 46 ou 47 heures par semaine, ce qui donnait, avec 48 semaines de travail, un total annuel de l'ordre de 2200 heures. Même à l'échelle de plusieurs décennies, une réduction du temps de travail de près de moitié relevait-elle du possible?


En réponse à cette possible objection, Jean Fourastié observe qu'au XIXe siècle, la journée de travail étant de 13 heures, sans autre repos que le dimanche et quelques jours chômés, la durée moyenne annuelle du travail était de l'ordre de 3 900 heures. Une diminution de près de moitié a donc déjà été réalisée en un siècle! De plus, les durées du travail dans le tertiaire sont, en 1965, très inférieures aux chiffres de l'industrie, bien des employés de bureau ne travaillant que 7 heures par jour, avec 48 semaines de 5 jours, soit 1689 heures. Or le tertiaire, dont l'importance relative ne cessera de croître, « préfigure l'avenir ».

Jean Fourastié annonce en 1965, et maintiendra toute sa vie, que « le mouvement séculaire de la réduction de la durée du travail [...] est de la nature de notre temps (et constitue) l'un des facteurs majeurs d'une véritable mutation de la condition humaine ». En 1965, il plaçait l'horizon des 40 000 heures quelque part entre 2050 et 2100, «les États Unis et les autres nations les plus en avance » pouvant avoir une trentaine d'années d'avance. I1 indiquait que, dans les nations d'Europe occidentale, l'accession aux 40 000 heures ne serait recherchée qu'autour du quintuplement du niveau de vie de 1965 (ce qui aurait donné une multiplication par 12 à durée du travail constante).
En effet, un autre apport majeur de l'ouvrage est de démontrer que la revendication de la réduction de la durée du travail n'est pas autre chose, de manière consciente ou non, qu'une option en faveur du genre de vie, au détriment du niveau de vie. À productivité égale, une diminution de la durée du travail provoque inévitablement une réduction des niveaux de vie. L'abaissement de la durée du travail « sup­pose donc un niveau de vie élevé, à partir duquel l'homme moyen consent légitimement à une amputation pour amé­liorer son genre de vie ». Cependant, de nouveaux progrès de la productivité viendront, au bout d'un certain temps, « annuler l'amputation, puis permettre la continuation de l'amélioration du niveau de vie ». Jean Fourastié soulignait qu'entre le début du XIXe siècle et 1965, le niveau de vie français avait certes été spectaculairement augmenté, mais deux fois moins que si la durée du travail par vie humaine n'avait pas été divisée par deux.

Jean Fourastié a beaucoup insisté sur le fait que la réduction de la durée du travail ne saurait se faire de manière purement volontariste. Elle dépend du niveau de productivité de l'économie concernée. Ainsi, entre 1920 et 1940, et surtout entre 1936 et 1940, la France a pratiqué une de la durée du travail excessive au regard de la faible croissance de sa productivité, et donc de l'insuffisance de sa production, laquelle, à cause de cette malencontreuse diminution du temps de travail, est retombée en 1938 en dessous de son niveau de 1913 ! Cela vient de ce que la France a voulu imiter les pays anglo-saxons sans avoir leurs niveaux de productivité et de production. En 1937, la semaine de travail est en France de 40 heures, contre 41,2 aux États-Unis où la productivité est incomparablement supérieure. Les Français ont alors sacrifié leur niveau de vie à leur durée du travail. Cette erreur fut corrigée après la guerre. La durée moyenne de la semaine de travail remonta de 40 à 45 heures, et resta à ce chiffre pendant une vingtaine d'années. Les Français ont alors fait passer la question du niveau de vie avant celle du temps de travail, ce qui leur a permis de multiplier leur niveau de vie par près de trois au cours des «Trente glorieuses ».

C'est grâce à ce haut niveau de vie que la France a pu, à partir de la fin des années 1960, reprendre sur des bases saines le mouvement pluriséculaire de la baisse du temps de travail. La durée moyenne hebdomadaire du travail est descendue à 44 heures en 1972 (avec désormais 4 semaines de congés payés), puis à 40,6 heures en 1980.


Aujourd'hui, la durée légale de la semaine de travail est de 35 heures, et il y a 5 semaines de congés payés. Avec 5 jours fériés, cela représente 1600 heures par an, soit pour une vie professionnelle de 40 ans un total de 64400 heures. Ce ne sont pas encore les 40000 heures, mais on s'en rapproche! On est en tout cas à des années-lumière des 200000 heures de travail d'une vie professionnelle de 50 ans dans le premier tiers du XIXe siècle.

Cependant, quelque dix ans avant l'instauration des 35 heures, Jean Fourastié observait: « L'on peut se demander, depuis les années 1980, si le peuple revendique encore la réduction de la réduction de la durée du travail, ou si celle-ci lui est imposée par la crise économique. » Il prévoyait que le processus séculaire d'abaissement du temps de travail allait se trouver « tantôt accéléré et forcé par le chômage, tantôt ralenti par le vieillissement de la population ou par des compétitivités sauvages ». Et, concernant la baisse du temps de travail comme outil de lutte contre le chômage, en 1980 déjà, Jean Fourastié avait précisé que, pour être efficace dans ce domaine, un abaissement de la durée du travail devait s'accompagner d'une diminution proportionnelle des rémunérations, et se faire de manière souple et libérale, en fonction des besoins de chaque branche de l'économie, « sans réglementation coercitive ».

Aussi bien, si Jean Fourastié nous enseigne qu'une réduction de la durée du travail doit toujours être adaptée aux réalités d'une économie, et en particulier nous met en garde contre des abaissements prématurés, qui entraînent un niveau production et donc de revenus trop faible par rapport aux attentes de la population concernée, il n'en a pas moins toujours maintenu que la semaine de 30 heures et les 40000 heures de travail par vie humaine constituaient, à plus ou moins long terme, le prévisible horizon des sociétés économiquement avancées.

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Fourastié (Jean) .- Les 40 000 heures .- Paris : Editions de l'Aube, mars 2007 (diffusion aux éditions du Seuil)
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Jean-Louis Harouel, professeur à l'université de Paris-II, est notamment l'auteur d'une anthologie de la pensée économique de Jean Fourastié, Productivité et Richesse des nations, Gallimard, coll. «Tel », 2005.