jean fourastie
Cet article de son collègue Pierre Bize constitue l'article "Jean Fourastié" du dictionnaire biographique 1794-1955 : Les professeurs du Conservatoire National des Arts et Métiers (INRP, CNAM, 1994)
Trois aspects de la psychologie de Jean Fourastié ont exercé sur sa vie et sur son œuvre une influence déterminante :
- son ouverture d'esprit qui, associée à son insatiable curiosité, l'a entraîné à opérer partout des rapprochements inédits entre des événements ou des notions considérés sous leurs aspects essentiels :
- son sens du réel, qui lui a permis de rester à l'écart des discussions théoriques où s'épuisent en vain les meilleurs esprits, et qui explique sa préférence déclarée pour la science expérimentale.
- sa fidélité, enfin, au système des valeurs et des croyances qui lui avaient été léguées par son milieu d'origine et par ses traditions familiales.
A - Origine et formation initiale (1907-1935)
B - La période initiale jusqu'au "Grand Espoir"
D - Quel est le sens de tout cela ?
Fruit d'une activité incessante et toujours en éveil, son œuvre considérable ne saurait être classée sous l'une quelconque des rubriques de notre actuel arsenal de disciplines. Jean Fourastié a puisé son inspiration partout où il l'a trouvée : chez les économistes et les historiens, les sociologues et les logiciens, les moralistes et les comptables, les gens du peuple, les ménagères et les ouvriers... et, bien entendu, dans les grandes controverses de la pensée religieuse, où il s'est trouvé confronté au lancinant problème du sens de l'existence et de l'avenir de l'humanité. Il a donc été un philosophe, au sens le plus large du terme, passionné par le spectacle qui se déroulait autour de lui, et essayant de le comprendre - un humaniste qui prend sa place dans la tradition optimiste de la Renaissance et des Lumières.
Après avoir rappelé ses origines et sa formation initiale, on essayera de préciser l'évolution de ses idées, principalement dans le domaine de l'enseignement. On distinguera :
- la période des débuts, qui prend fin avec la publication du "Grand Espoir",
- la période des "Trente glorieuses", appellation devenue d'usage courant,dont il est l'auteur,
- la période finale enfin, où, élargissant ses horizons, il médite sur le sens de la vie.
Jean Fourastié est né le 15 avril 1907, à Saint Benin d'Azy, un petit village de la Nièvre. D'origine rurale, il reste imprégné de traditions et de croyances dont le souvenir et les enseignements l'ont guidé pendant toute sa vie.
Son père, receveur des contributions indirectes, nommé en Seine et Marne, lui fit faire ses études secondaires au collège des oratoriens de Juilly ; il passait ses vacances en Quercy, à Douelle, dans la propriété familiale à laquelle il a toujours été très attaché. Après avoir obtenu son baccalauréat, il poursuivit ses études à Paris, à l'Ecole Massillon et au Lycée Saint-Louis, dans les classes préparatoires aux grandes écoles scientifiques. Mais, rebuté par cet enseignement contraignant et abstrait, il opta pour l'Ecole Centrale des Arts et Manufactures, dont l'orientation plus concrète lui semblait mieux appropriée à son tempérament. Pendant son séjour dans cet établissement, il suit les cours de l'Institut d'Etudes politiques et prépare un doctorat en droit. Ainsi, dès cette époque, se manifeste son inclination à s'engager simultanément dans plusieurs domaines, fût-ce en renonçant à la voie royale où sont attirés tant d'esprits supérieurs qui maîtrisent avec aisance les programmes d'étude les plus ardus. Son ambition est autre.
Après avoir fait son service militaire à Fontainebleau, en qualité de lieutenant d'artillerie, et avoir acquis ainsi une compétence modeste en matière d'équitation, il épouse, le 12 septembre 1935, Françoise Moncany de Saint Aignan. Issue elle aussi d'un milieu catholique, elle poursuivait des études d'histoire et de droit. Elle devait exercer une forte influence sur son mari comme le prouvent plusieurs ouvrages revêtus de leurs deux signatures, et qui traitent avec bonheur de questions qui, à cette époque, étaient encore rarement évoquées : le confort, le luxe, les loisirs, les voyages... Le choix de ces sujets confirme le souci permanent des deux auteurs à s'engager en dehors des chemins traditionnels, dans des voies des plus importantes pour la compréhension du monde moderne. Il ne s'agit pas d'œuvres secondaires. Pour l'interprétation de la pensée de Jean Fourastié, elles revêtent la même importance que Le Grand Espoir ou La grande métamorphose. L'ensemble constitue un tout indissociable.
Ayant définitivement renoncé à une carrière d'ingénieur, Jean Fourastié choisit d'entrer - comme son père - dans l'administration des Finances, d'abord comme rédacteur à l'octroi de Paris, puis, commissaire contrôleur des Assurances.
A partir de 1941, après avoir consacré sa thèse de doctorat en droit au "Contrôle de l'Etat sur les sociétés d'Assurances", il est chargé d'un cours sur "les Assurances du point de vue économique" au Conservatoire National des Arts et Métiers. C'était le début d'une longue carrière d'enseignant qui devait revêtir un sens particulier : d'abord à cause de sa manière personnelle d'exercer ses fonctions professorales - ensuite parce qu'il n'hésitait jamais à accepter des idées nouvelles, même si elles contredisaient ce qu'il disait précédemment. Le contraire du dogmatisme.
C'est à la comptabilité que sont consacrés ses premiers ouvrages, reflets de ses cours. Ils portent la marque d'un esprit précis, mais conscient de la nécessité, pour maîtriser une technique, d'en comprendre la genèse, et de savoir dans quelles conditions elle s'est développée. Son "Que sais-je ?" sur la comptabilité, paru en 1943, la présente ainsi sous un jour nouveau, surtout pour l'époque. Il pensait qu'elle pouvait être, non seulement un instrument de gestion, mais un bon moyen d'investigation de la vie économique ; il s'était donc rapproché, après la Libération, de la petite équipe qui, avec Dumontier, Froment et Gavanier, s'intéressait aux travaux encore mal connus de Léontieff, et réfléchissait à l'élaboration d'un système de comptabilité nationale. Mais l'orientation financière imprimée à ce projet par l'administration des Finances au détriment des vues économiques, ne le satisfaisait pas plus que l'obscurité et le caractère artificiel des notions que l'on construisait. Il s'en détourne donc, pour se consacrer à d'autres préoccupations, importantes à ses yeux.
L'époque se prêtait à de tels changements d'orientation. En ces années 1945-50, on sentait confusément, mais fortement, qu'il était temps de s'engager dans des voies nouvelles pour résoudre des problèmes nouveaux. Les méthodes de pensée de l'avant-guerre étaient périmées. Il fallait innover, et la source majeure de la rénovation était le Commissariat général du Plan, créé et animé par Jean Monnet. Jean Fourastié, dès l'origine, est associé à cette grande œuvre, qui préside à la reconstruction du pays, et participe à l'intense bouillonnement d'idées qu'elle suscite. D'abord il fait paraître, dès 1945, son premier ouvrage de grande diffusion : L'Economie française dans le Monde (écrit en collaboration avec Henri Montet), qui lui assure immédiatement une large audience, tant chez les spécialistes que dans le grand public. La confusion cédait la place à la clarté. On pouvait enfin utiliser un système d'explication convaincant, qui libérait des abstractions des néo-classiques, et de la dogmatique rigidité du pontifiant modèle marxiste, à grand bruit qualifié d'"indépassable" et d'"incontournable" par tant d'esprits dits supérieurs. Jean Monnet discerne immédiatement les avantages de cette nouvelle pensée : "Il n'était pas, écrit-il, jusqu'à la méthode de mesure et d'analyse de notre déclin relatif, qui ne se trouve hors de notre portée. Je ne rencontrai pas à Paris, à l'exception de Sauvy et de Fourastié, d'homme capable de prendre une vue d'ensemble de la situation économique française".
A cette même époque, Jean Fourastié est nommé directeur d'études à la VIe section de l'Ecole pratique des Hautes Etudes, que vient de créer Lucien Febvre, pour qui il avait une "immense admiration". Sous l'impulsion de ce Maître, et du mouvement des "Annales" qu'il animait, la science historique prenait un sens nouveau : alors qu'il n'était jusqu'à présent question que de relations diplomatiques et de péripéties militaires ou politiques, on s'intéressait maintenant aux conditions d'existence des hommes, à leurs vies quotidiennes, leurs milieux de travail, à l'évolution de leurs croyances et de leurs idées. De vastes champs d'études s'ouvraient ainsi, où, à côté d'historiens professionnels, s'engageaient quelques irréguliers de grand talent, comme Philippe Ariès. Jean Fourastié est séduit par ce courant de pensée.
Une question le passionne : celle du progrès technique, qui lui paraît être le moteur de la mutation des conditions de vie intervenue dans le monde occidental depuis la rupture majeure de la "révolution industrielle" - alors qu'aucun changement notable n'était auparavant intervenu pendant des millénaires, malgré d'innombrables péripéties économiques et sociales.
C'est l'ambition déclarée d'y voir plus clair dans ce problème qui donne lieu, en 1949, à la publication du Grand Espoir dont on peut dire qu'il a été l'œuvre maîtresse de son auteur.
Ici comme ailleurs, Jean Fourastié se présente simplement comme un observateur qui désire comprendre ce qui se passe. Il n'est pas économiste de formation, mais il a été "acculé à faire des recherches d'ordre économique". Y voir clair et permettre aux autres d'y voir clair a été son souci majeur. Pour en arriver là, il s'exprime dans un langage simple, illustrant son argumentation par des séries de courbes représentant les évolutions comparées du nombre des heures de travail nécessaires pour fabriquer un produit, et les variations des prix du même produit dans le temps. Il construit ainsi des images suggestives qui traduisent les tendances de la Productivité, notion nouvelle à laquelle il donne une place privilégiée.
Surtout, il permet à ses contemporains, déconcertés par la complexité du monde nouveau, et par la confusion des valeurs qui en résultaient, de mieux comprendre le sens du progrès et de ses expressions : scientifique, technique, économique et sociale. La théorie des trois secteurs constitue un système simple d'interprétation, aisément accessible, parce qu'il se réfère à une réalité concrète : la répartition des hommes selon leurs occupations professionnelles et l'évolution de cette répartition. Elle entraîne le déplacement de la population active du primaire vers le secondaire, puis vers le tertiaire, sujet lui-même, sous nos yeux, d'une mutation complexe. Ceci s'accompagne de mutations corrélatives des prix et des salaires, des conditions de travail, des niveaux et des modes de vie, des systèmes de formation et d'enseignement, etc. Démonstration claire et cohérente constituant un véritable paradigme, c'est-à-dire un ensemble conceptuel correspondant à une vision générale des choses. C'est ce qui permettait à André Siegfried, dans sa préface à l'ouvrage, de le présenter comme "un livre fondamental, en ce qu'il met l'accent sur quelques-uns des problèmes clef de notre civilisation" et à Léon Blum de noter que le lecteur "reste presque étourdi sous le flot des idées originales qu'il énonce".
Le succès fut considérable et immédiat, en une époque où, au sortir de l'immense conflit, tant d'esprits étaient menacés par l'inquiétude et le pessimisme ou bien, comme Emmanuel Mounier, ressentaient une inquiétude légitime durant la montée de l'incertitude et du matérialisme. La publication du Grand Espoir venant après celle de L'Economie française dans le monde et de La civilisation de 1960, et précédant Machinisme et Bien-Etre exerça une influence considérable sur l'opinion publique. Elle fut à l'origine de la politique d'accroissement de la Productivité, dont la contribution devait être déterminante pour le relèvement du pays. Deux exceptions néanmoins, mais d'importance, dans cet accueil favorable : celle des marxistes, toujours prisonniers de leur rigide doctrine - et celle des économistes universitaires, pour qui il n'était point de salut en dehors de la "science" anglo-saxonne, marquée par la pensée keynésienne, et l'irrésistible attrait des modèles mathématiques.
Passionné par l'enseignement et la recherche, Jean Fourastié quitte le ministère des finances pour s'engager dans l'enseignement, étant bien entendu qu'il conserve ainsi l'avantage de rester associé à la politique d'accroissement de la Productivité, à laquelle il demeure attaché, et à la solution des problèmes posés par l'adaptation de notre système d'enseignement aux besoins nouveaux de la croissance et du progrès.
Après la publication du Grand Espoir, Jean Fourastié entre dans une période d'intense activité, qui correspond aux années de croissance triomphante auxquelles il a donné le nom de "Trente glorieuses", avec ce bonheur d'expression qui est le sien. Pendant trois décennie, et jusqu'à sa retraite, aux environs des années 1975-78, il a été en même temps le spectateur passionné - et engagé - des changements de son temps, et l'homme de réflexion qui n'a cessé de s'interroger sur le sens du spectacle dont les actes divers se déroulaient sous ses yeux. Il est un enseignant qui met en œuvre des méthodes personnelles, assez éloignées de la tradition régnante ; en même temps préoccupé par l'incertitude des connaissances disponibles sur l'état de notre système scolaire et universitaire et sur son avenir, il entreprend de multiples recherches dans ce domaine difficile ; il se livre enfin à une méditation novatrice et critique sur les problèmes inédits de formation et de communication dans une société en voie de mutation rapide, où les exigences du progrès technique et de la croissance transforment les paysages et les habitudes mentales. Fidèle à son choix initial, partout il ouvre des voies, donne des idées et encourage à les mettre en œuvre, laissant à ceux dont c'est le métier le soin de les appliquer. Ce qui ne va pas sans peine et sans déperditions, car l'innovation n'est pas toujours bienvenue.
Jean Fourastié a enseigné en même temps dans trois établissements : le Conservatoire national des Arts et Métiers, l'Ecole libre des Sciences politiques et l'Ecole pratique des Hautes Etudes - trois auditoires dont la composition et les attentes sont différentes, mais à l'égard desquels il procède d'une manière identique, selon sa formule personnelle chaleureuse et vivante, en dehors de tout dogmatisme.
- au Conservatoire, tout en continuant ses cours d'Assurances, il occupe, à partir de 1959, la chaire d'"Economie et statistique industrielle", succédant à François Divisia. Les effectifs sont élevés : une centaine d'étudiants dès le début - mais leur nombre, en dix ans, s'accroît considérablement : près de mille en première année, et six cents en deuxième année - augmentation qui justifie le dédoublement de la chaire, et la venue de MM. Saint-Paul et Lesourne. Une remarque, ici, s'impose : sans doute cette évolution s'explique-t-elle par les qualités rares du professeur, et l'intérêt de son cours - mais elle traduit aussi la montée des besoins de formation dans le secteur tertiaire, conformément à l'une des thèses centrales du Grand Espoir. Interprétation encore justifiée par l'accroissement parallèle des effectifs du département "Economie et Gestion" dont Jean Fourastié occupe la présidence - alors que la stabilité est de règle dans les départements "secondaires".
Devant un public aussi nombreux, dont les exigences, les âges et les niveaux de connaissance sont variés, Jean Fourastié se sent obligé de consacrer une partie de son enseignement à des exposés relatifs aux techniques de base de la pensée : comment prendre connaissance d'un ouvrage , en extraire les informations significatives, en dégager le sens général - comment rédiger un rapport, présenter les arguments selon un ordre logique et une progression qui mette en valeur la conclusion, etc. Toutes préoccupations qui le conduisent à concevoir un examen final en deux parties et à attribuer autant d'importance aux qualités de rédaction d'un rapport qu'à l'exactitude des réponses aux questions de cours.
Quant à l'enseignement lui-même, il est fondé sur les idées du Grand Espoir, ouvrage de base, et sur celles d'un polycopié sur l'"Evolution économique contemporaine", qui en précise les principaux aspects. Mais Jean Fourastié aime varier ses cours, en fonction de l'actualité, de l'évolution des problèmes, et des idées nouvelles qui lui viennent en tête, à l'occasion de la rédaction de ses ouvrages ou de l'avancement de ses recherches.
- à "Sciences Po", après avoir enseigné la comptabilité, à la suite de la publication de La Civilisation de 1960 et du Grand Espoir, il est chargé d'un cours sur "le Progrès technique et l'évolution économique". Ici, l'auditoire est plus réduit : 40 à 60 étudiants seulement, mais d'un niveau moyen élevé. Le Grand Espoir reste l'ouvrage de base, complété par un polycopié. Il faut connaître l'un et l'autre pour l'examen. Mais, en cours, les sujets traités sont divers. En outre, à partir de 1955, l'heure de cours est suivie d'une heure consacrée à la discussion. Chacun trouve avantage à cette formule : les étudiants y voient une occasion de réfléchir et d'approfondir leurs idées - quant au professeur, il expose ses vues selon des aspects variés et tient le plus grand compte des résultats des discussions. Il arrive même que certains cours soient à l'origine d'un nouvel ouvrage : c'est ce qui s'est produit, par exemple, pour La Réalité économique, La Prévision économique...
- à l'Ecole pratique des Hautes Etudes, enfin, où Jean Fourastié est directeur d'études, il s'occupe d'un groupe restreint, mais d'un niveau élevé, d'une quinzaine d'auditeurs qui préparent des mémoires ou des thèses de doctorat. Ici, tout se passe en discussions et échanges de vues. Dans bien des cas, les étudiants peuvent être associés à un programme de recherche qu'il dirige.
Ainsi, d'une manière générale, cet enseignement évite les formules dogmatiques où le Maître, détenteur de la Vérité, a pour mission de l'apprendre à ses élèves. Pour Jean Fourastié, un cours est une chose vivante, une occasion de dialogue permanent avec un auditoire qu'il encourage à s'exprimer et à exposer librement ses idées. Il a toujours été préoccupé par ces problèmes de communication à double sens, entre le professeur et ses élèves. Avec lui, c'est le dialogue permanent et la libre discussion, ce qui lui a permis de remarquer, à plusieurs reprises : "J'étais bien en avance sur 1968 ! "
En rapports étroits avec le commissariat général du Plan, Jean Fourastié est appelé à y occuper d'importantes fonctions qui l'entraînent à réfléchir à l'adaptation du système français d'enseignement aux conditions nouvelles nées de la croissance économique et du progrès social. Aux environs des années 1950, on en discernait mal les difficultés, et la tentation était grande de penser que l'on pourrait aisément les surmonter. La suite a prouvé qu'il fallait être modeste, et que le poids écrasant des traditions rendait aléatoire le succès des innovations.
Nommé en 1947 Président de la commission de la main d'œuvre du premier Plan, Jean Fourastié est bien placé pour vérifier le bien-fondé de la thèse centrale du Grand Espoir : déplacement de la population active du secteur primaire vers le secteur secondaire, puis vers le secteur tertiaire. Mais il doit convenir que si cette évolution est indubitable, et que l'on peut, à partir d'elle, dessiner une image assez nette de l'avenir, il est difficile d'aller plus loin, et de passer des prévisions par secteurs aux prévisions par métiers.
On rencontre des incertitudes du même ordre en matière de prévisions pour l'enseignement. Il n'en avait pas été question dans le premier Plan. Bien que toujours aussi jaloux de ses prérogatives, le Ministère de l'Education nationale n'avait pu s'opposer à la création, au sein du deuxième Plan, d'une commission de l'Equipement scolaire, présidée par le conseiller d'Etat Le Gorgeu. Jean Fourastié est nommé président de la sous-commission chargée des effectifs d'élèves et de professeurs. On en discerne déjà le caractère "explosif", signe non équivoque d'une mutation profonde. L'enseignement change de sens : il était traditionnellement chargé de transmettre les connaissances d'une génération à la suivante en prenant appui sur une structure sociale solide, où la famille et la religion jouaient un rôle important. Il est maintenant devenu partie intégrante d'un monde en voie de transformation rapide, dont les fondements culturels ont été profondément modifiés, et sa fonction majeure consiste à faciliter en permanence les ajustements de la société aux besoins du progrès. Opération apparemment aisée mais dont Jean Fourastié se rend compte qu'elle revêt une redoutable complexité.
Avant tout, il faut y voir clair, améliorer la qualité et accroître le volume des informations disponibles. Il encourage le Ministère de l'Education nationale à moderniser son appareil statistique, bien insuffisant alors. Et il met en œuvre un programme de recherche en vue de mieux interpréter le fonctionnement et les résultats de l'enseignement. A partir de 1964, par exemple, il étudie les rôles respectifs de l'hérédité et du milieu dans le choix des études : le savoir est-il vraiment le privilège des milieux aisés, dont les enfants sont sensés pouvoir plus facilement poursuivre des études de longue durée ? Plusieurs enquêtes, menées pendant une dizaine d'années, mettent certes en évidence l'importance du milieu familial, mais l'influence de la situation de fortune est moins précise, et de toute manière on enregistre des proportions élevées de régressions et de disparités. L'on ne peut, dans ce domaine, obtenir de résultats significatifs que si les investigations s'étendent à plusieurs générations.
En ce qui concerne le problème de l'adaptation de l'enseignement aux besoins de l'économie, domaine où Jean Fourastié a été un précurseur, des progrès importants ont été faits, mais on aboutit finalement à des conclusions nuancées. Les recherches, menées en collaboration avec Claude Vimont, permettent d'améliorer sensiblement l'orientation des étudiants - elles montrent l'importance des "investissements intellectuels" pour la réussite de la politique de croissance et de progrès technique. Elles ont ainsi ouvert une voie où, depuis, de nouvelles avancées ont été faites. Mais elles ont aussi montré l'existence de limites au-delà desquelles on ne peut s'aventurer. En particulier, les prévisions peuvent fournir des ordres de grandeur utiles pour la planification de l'enseignement et pour la connaissance de l'évolution des emplois. Mais la rigidité de l'organisation scolaire et universitaire peut susciter des distorsions inattendues, quelquefois de grande ampleur, sur lesquelles il est ensuite difficile de revenir. D'autre part, il faut se rendre compte que les décisions individuelles de choix des carrières sont prises souvent sans information ni réflexions approfondies. Les gens sont libres de s'engager dans la voie qui leur plaît. Notre société libérale le permet. ; il est impossible d'imposer des choix. On ne peut qu'améliorer notre système d'information, et surtout mettre l'enseignement en mesure de pouvoir corriger à tout moment ses défauts d'ajustement. Etant donnée la rapidité des changements, chacun doit se préparer à changer d'activité professionnelle à plusieurs reprises au cours de la même vie. L'Université doit alors devenir "viagère", de manière à permettre aisément ces reconversions. Il s'agit là, bien entendu, d'une extension considérable de ses responsabilités, avec ce que cela comporte de répercussions sur les plans économique et politique. Jean Fourastié ne pouvait évidemment aller plus loin, surtout à l'époque. Il est significatif de remarquer que l'ouvrage au cours duquel il présente ces réflexions, en 1972, porte le titre suivant "Faillite de l'Université ?" - avec un point d'interrogation. La formule est toujours actuelle...
Deux sujets lui tenaient à cœur : l'un avait trait à la préparation de la vie active, en vue de laquelle il lui paraissait indispensable de prévoir, dès le niveau du secondaire, une connaissance des mécanismes économiques de base - l'autre, plus général, concernait la formation des esprits et l'art de raisonner juste.
Dès le deuxième Plan, il avait obtenu une satisfaction de principe sur le premier point. Mais il était hors de question d'introduire un enseignement nouveau dans toutes les sections du secondaire, écrasées sous le poids de programmes "démentiels" (selon l'expression du recteur Sarrailh). On créa néanmoins des sections nouvelles dites sections B, en vertu du principe selon lequel, pour remédier à une lacune, on préfère créer un instrument nouveau, superposé aux anciens, qui, eux, ne sont pas modifiés. Le programme prévu paraissait correspondre aux besoins du pays. Il s'inspirait du Grand Espoir : on y parlait du progrès technique et de la croissance économique - de l'évolution des niveaux de vie - de celle des prix - des modifications de structure de sa population active... bref, de ce qui constitue une introduction à la vie moderne. C'était intéressant, et ce fut un succès. Malheureusement, peu significatif : d'abord à cause de la concurrence mortelle du bac C, qu'un effet de mode irrationnel avait promu à la dignité de voie royale, et vers lequel on orientait les meilleurs élèves - ensuite à cause des réticences des Facultés de Sciences économiques à accueillir ces bacheliers B, mal préparés, à cause de l'insuffisance de leur formation mathématique, à profiter de l'enseignement abstrait et irréaliste que l'on y dispensait.
Ce "non dignus est intrare" reçoit en 1976 une nouvelle confirmation. Jean Fourastié , à cette date, est nommé Président du "Groupe de réflexion sur l'enseignement des sciences humaines et économiques dans l'enseignement du second degré". Nouvelle tentative pour introduire dans tous les programmes des considérations sur l'économie au sens du Commissariat général du Plan, en étroite liaison avec l'histoire et la géographie. Un rapport, apparemment de qualité, avait été rédigé en ce sens. Mais aucune suite ne lui est finalement donnée. Seul résultat : le maintien des sections B, avec un programme plus "rénové", c'est-à-dire mieux adapté aux vues de l'enseignement supérieur de l'économie. Ce qui peut difficilement être considéré comme un succès.
Professeur proche de ses étudiants, Jean Fourastié avait l'occasion de se rendre compte de leurs difficultés à penser et à raisonner. En y réfléchissant, il se rend compte que l'on rencontre partout la même négligence à l'égard des exigences élémentaires de la logique, ce qui peut légitimement surprendre, étant donné le niveau apparent de développement où nous sommes parvenus. La responsabilité de cet état de chose lui paraît, en première analyse, incomber à notre système d'enseignement. Il convient donc d'y réfléchir - sans prétendre pour autant préconiser des mesures précises.
Ainsi peut-on remarquer que notre enseignement scientifique, largement et justement développé, se contente généralement d'exposer les résultats des découvertes, selon une présentation rationalisée qui laisse dans l'ombre l'incertitude des démarches de l'esprit scientifique expérimental - alors que ce qui est instructif, c'est l'histoire de l'acquisition des connaissances et des difficultés de leur mise en œuvre. On peut donc soutenir que "l'enseignement de la science trahit les enseignements de la science" - avec cet inconvénient supplémentaire que la dérive systématique vers le rationnel conduit inexorablement à l'alourdissement des programmes et à l'allongement abusif des scolarités.
Deux illustrations des abus auxquels peut entraîner cette ambition de rationalité poussée à l'extrême, sont fournies par les enseignements du français et des mathématiques. Mises en œuvre sans vaines précautions, des "modernisations" insolites les ont profondément modifiés : ils ne présentent plus maintenant aucun rapport avec ce qu'ils étaient auparavant - cette rupture avec la tradition entraînant la rupture entre les générations - sans que ce bouleversement vers l'abstraction soit justifié par des raisons claires, en tout cas pas par le désir de les rendre plus opérationnels. A vouloir trop faire preuve d'esprit scientifique, on va dans le sens inverse de la science "expérimentale".
Enfin, aucune place n'est réservée, dans notre système actuel, à ce que l'on pourrait appeler des "leçons d'ignorance". On pense trop facilement que nous possédons une connaissance étendue de l'univers qui nous entoure, alors que notre science est précaire et limitée. Une véritable culture scientifique, soucieuse de l'aspect réel des choses, devrait insister sur cette précarité, ce qui aurait au surplus l'avantage de nous inciter à faire de nouvelles conquêtes.
Par ces suggestions, difficiles à prendre en considération et à mettre en œuvre, Jean Fourastié nous invite à délaisser la tradition trop facile qui se contente, pour moderniser un système d'enseignement, d'injecter de nouvelles matières dans les programmes. Ce qui est important, plutôt que de surcharger les mémoires, c'est de former les esprits, d'"apprendre à apprendre" comme l'ont bien vu, avant lui, tant de grands auteurs dont les conseils, toujours révérés et honorés, sont rarement mis en pratique. Jean Fourastié n'est donc pas un isolé. Est-ce une consolation ?
Les années 1975-80 correspondent à la fin des "Trente glorieuses". Depuis le Grand Espoir, Jean Fourastié a écrit nombre d'ouvrages où il s'est efforcé de mettre en évidence la profonde mutation de l'époque, et les répercussions qu'il faut en attendre pour l'avenir ("Machinisme et Bien-Être", "Révolution à l'Ouest", "La grande métamorphose du XXe siècle, "La Planification économique", "Les 40 000 heures", "Faillite de l'université", etc). Ils ont reçu dans le public un accueil enthousiaste, justifié par l'originalité des thèses et le langage clair et simple de l'auteur, qui contrastait agréablement avec la pontifiante obscurité des prétendus spécialistes. Il est membre de l'Académie des sciences morales et politiques et participe aux activités de nombreux organismes français et internationaux. Progressivement libéré de ses responsabilités d'enseignant, il pense que le moment est venu de réfléchir aux enseignements de sa vie et de son œuvre, et d'en tirer les conclusions.
De nouveaux ouvrages, et de nombreux écrits, sont donc consacrés au sens de la vie, à la conception du monde. Sous une forme souvent autobiographique, Jean Fourastié y fait part de ses idées sur le monde qui l'entoure, sur la place qu'y occupe l'homme, sur son destin et sa conduite. Il s'agit d'un ensemble de réflexions, en dehors de toute tradition d'école - de la méditation d'un homme libre qui dit ce qu'il pense, laissant à ses contemporains la responsabilité d'accepter ou de refuser son point de vue. Deux questions lui paraissent revêtir une importance majeure :
- la première a trait aux incertitudes de la raison humaine. Elle a créé la science expérimentale et changé notre vie. Mais sur quoi tout cela repose-t-il ?
- la seconde, qui est le prolongement et l'élargissement de la première, concerne le sens de notre existence et de notre science. Comment se fait-il que, malgré cette extraordinaire mutation, nous soyons toujours à la recherche d'un "bonheur" qui nous échappe comme auparavant ? Qu'est-ce du reste que le "bonheur"? Peut-on y accéder par la foi ? Mais cette foi elle-même, comment faut-il la comprendre ?
Ici comme ailleurs, Jean Fourastié, efficacement secondé par sa fille Jacqueline, reste fidèle à sa manière favorite de s'exprimer. Il traite de ces questions en "honnête homme", désireux d'être compris par tous, et parlant le langage de tous - et surtout pas en spécialiste, ce qu'il n'est pas et ne désire pas être. Ce qu'il veut, c'est "communiquer" avec les autres. Ce problème de la "communication", qui l'avait préoccupé en tant qu'enseignant, il le retrouve ici, toujours lancinant, et, pour le résoudre, il n'hésite pas à faire œuvre de "journaliste" et à utiliser la grande presse pour faire part de ses opinions. Le succès remarquable qu'il rencontre dans le public prouve sans équivoque qu'il sait toujours répondre aux attentes et aux inquiétudes de son temps.
Elle est en même temps précaire et limitée :
a) Précaire - l'observation la plus banale le prouve en permanence. Nous vivons dans un univers rempli d'erreurs et de causes d'erreurs ; erreurs dans les observations, les témoignages, les mesures chiffrées, dans les croyances, les convictions, les raisonnements, les démonstrations, dans les prévisions, les décisions, dans les comportements individuels, dans l'orientation des politiques, etc. Nous en sommes rarement conscients, car à aucun moment, et singulièrement au cours de notre formation, on n'a attiré notre attention sur cette particularité, et on ne nous a entraînés à y remédier. Nous sommes soumis, surtout depuis la récente éruption des "médias", à un véritable "bombardement" d'informations de toute espèce, contradictoires les unes par rapport aux autres, et nous sommes la plupart du temps incapables de choisir celles qui sont valables, et de les classer selon qu'elles sont prépondérantes, secondaires ou accessoires. Les programmes politiques constituent de bons exemples de déformation de l'information. Ainsi en est-il du "programme commun de la gauche" (mais on pourrait en dire autant de tout autre programme) qui, en 1975, proposait une liste d'objectifs assurément souhaitables, mais sans indiquer les moyens de les atteindre, ce qui lui ôtait toute valeur opérationnelle. Dans la vie courante, il est rare que nous soumettions notre pensée à des disciplines précises.
La complexité de notre société entraîne d'incessantes difficultés de "communication". Par exemple, Atala qui travaillait chez Citroën, utilise une logique d'un ordre différent de celle de ses supérieurs. Il n'est pas jusqu'aux appareils de mesure économique apparemment les plus fiables qui ne soient douteux et susceptibles de déformer la réalité qu'ils sont sensés mesurer. Jacqueline Fourastié a fourni des preuves de l'insuffisance des mesures.
b) Notre raison est limitée. L'univers qui nous entoure paraît être beaucoup moins "compénétrable" par l'intelligence que nous nous plaisons à le croire. Loin d'être homogène, il semble comporter de multiples "systèmes" correspondant à autant de rationalités différentes, et il y règne ainsi cette forme particulière de "désordre" qui traduit notre impuissance à l'assujettir à nos lois. Ne serait-il donc, comme certains le croient, que la conséquence d'un "hasard" aveugle ?
Bien que les progrès de nos connaissances aient indubitablement entraîné de grandes améliorations dans nos conditions matérielles de vie, il n'en est apparemment rien résulté en ce qui concerne ce qui est le plus important dans l'existence, c'est-à-dire le bonheur. On avait longtemps espéré devenir plus heureux, mais l'expérience a prouvé qu'il n'en était rien. Dans ces conditions, quelle attitude prendre ?
On peut dénoncer le caractère "absurde" de l'état de chose existant, et rechercher éperdument une liberté qui se définit par la négation systématique de tout. Ainsi font les existentialistes, dont Jean Fourastié éprouve toujours quelque peine à suivre la pensée. Ou bien, plus sérieusement, considérer, avec Raymond Aron, que "les désillusions du progrès" entraînent inexorablement vers un scepticisme pessimiste.
Jean Fourastié obéit à une autre logique. Qu'est-ce, en effet, que le bonheur, ce rare privilège sinon "d'avoir une foi, une croyance, une conception du monde accordé au réel, et transfigurant le réel, donnant une signification à la vie, au travail, à la peine, à la joie, au plaisir, au sacrifice" ? Le salut réside dans "une conception surréelle du monde", c'est-à-dire la croyance en un Dieu créateur, garant, en même temps, de la validité de nos connaissances et de l'équilibre de notre vie. Objectera-t-on que cette conclusion ne peut être démontrée ? Certes, mais il en est de même de toute croyance du même ordre, et surtout, on ne peut pas démontrer qu'elle est fausse. Elle se présente comme une solution, qui a le mérite d'être simple et claire. Jean Fourastié, dans Le long chemin des hommes précise sans équivoque son adhésion.
A ce point, il convient de préciser : si la religion chrétienne est une religion du Livre, accordant la plus grande importance au respect de l'Ecriture et de la tradition, elle présente aussi le privilège - exceptionnel - d'être la religion de la liberté humaine. Ce qui donne à ses membres le droit de considérer d'un œil critique ses enseignements et ses rites. Ainsi Blaise Pascal, chrétien incontestable, n'a-t-il pas hésité, en son temps, à user largement de cette possibilité : il redoutait que, dans son désir de s'adapter aux besoins de la société, l'Eglise ne soit allée trop loin.
Il en est de même pour Jean Fourastié. Il pense, certes, qu'il faut se livrer en permanence à un effort de compréhension d'une réalité en évolution rapide. C'est la voie indiquée par l'encyclique Rerum novarum, mais elle est étroite, et il faut s'y engager avec précaution. Car, à vouloir trop céder aux modes, l'Eglise, après avoir été trop longtemps totalitaire, pourrait devenir insignifiante. On se trouve ici devant un problème actuel, qui intéresse directement un large public, ce que prouve l'ampleur des réactions suscitées par la publication, dans un journal de grande audience comme "Le Figaro", de la série d'articles qui lui ont été consacrés au cours des années 1973 et suivantes. Dans ces écrits, et ceux qui leur ont succédé, on s'efforce de préciser le chemin par lequel passe l'avenir de la religion chrétienne. Deux points méritent d'être soulignés :
- le premier concerne les rites. Ils sont liés au "paléocéphale" et il ne faut les modifier qu'avec précaution : "L'homme ne tolère que très mal l'évolution des rites". Si l'on juge nécessaire d'innover, il faut le faire avec discernement, en prenant garde de ne pas bouleverser l'ordonnance de "la messe du dimanche à saint-Eustache". Bien des changements intervenus récemment paraissent avoir été décidés avec une certaine légèreté.
- quant à la doctrine, c'est-à-dire à la conception "surréelle", liée au néocéphale, c'est-à-dire à la pensée, il est souhaitable qu'elle continue d'évoluer dans le sens indiqué par le concile Vatican II, qui, dans la tradition de Rerum Novarum, s'est proposé de réconcilier l'Eglise et le Progrès, renvoyant ainsi dans un passé révolu la querelle vaine et bruyante qui, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, avait opposé les partisans de la science et de la foi.
Cette querelle est périmée. D'une part, l'Eglise a évolué : elle a compris la nécessité de prendre en compte l'avancement de la pensée scientifique qui confirme sur bien des points sa vision de l'univers. La Science, d'autre part, en pleine mutation, a abandonné son attitude de scientisme pur et dur, et ses progrès ouvrent la porte au transcendant. L'opinion, un moment fort répandue, et encore professée par des esprits éminents, selon laquelle un scientifique ne peut qu'être athée ou agnostique, correspond de moins en moins à l'état d'esprit général. On assiste depuis quelque temps à un mouvement de réflexion qui encourage à penser que science et foi ne s'excluent pas, ne serait-ce que parce qu'elles ne se situent pas sur le même plan.
Un tel rapprochement constitue l'un des principaux aspects du dynamisme qui caractérise l'humanisme de l'Occident. Pour lui donner tout son sens, la seule reconnaissance des succès de la science expérimentale ne suffit pas. Il faut les intégrer dans une sorte de religion pour le troisième millénaire. Jean Fourastié est ainsi parvenu, à partir d'une réflexion sur le progrès technique et la croissance économique, à retrouver les inquiétudes majeures de la destinée de l'homme, et a su proposer sa solution.
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Jean Fourastié nous a quittés en juillet 1990. Il a alors franchi pour la dernière fois, sous le soleil du Quercy, le seuil de sa maison de Douelle, où il aimait tant se retrouver, transformée en un véritable musée des techniques rurales et artisanales de la région. Il a laissé derrière lui une œuvre considérable, impossible à classer dans les catégories universitaires. Elle n'est en tout cas pas celle d'un "économiste", confrérie dont il a constamment dénoncé les déviations et les incertitudes. Ce qui la caractérise, c'est la quantité d'idées percutantes et originales qui la constituent. Contrairement à tant d'autres, brillantes et précaires, elle conservera sans doute longtemps sa valeur : d'abord parce qu'elle se réfère toujours à des vues à long terme, indépendantes des variations de mode du court terme, si attrayantes et si dangereuses - ensuite parce qu'elle fournit un système d'explications clair et complet, que l'on peut sans doute moderniser, mais qui correspond bien aux attentes d'une société - la nôtre - désireuse de retrouver son chemin en un monde complexe et confus - enfin parce que tout est exposé en un langage simple et familier, qui rompt agréablement avec l'obscurité où se complaisent tant de prétendus spécialistes.
Jean Fourastié n'a cessé de ressentir le besoin de se faire entendre et comprendre par des auditoires aussi nombreux et hétérogènes que ceux qui suivaient ses cours au CNAM. Les problèmes de communication ont pris pour lui une dimension particulière, et il a essayé de les résoudre par des moyens simples et efficaces. Les mêmes, évidemment, qu'il a mis en œuvre pour ses écrits, depuis l'éclatant succès du Grand Espoir jusqu'au profond retentissement de ses articles du Figaro. Ce n'est pas son moindre mérite d'avoir montré que, quel que soit le sujet traité, il n'y a aucune incompatibilité entre clarté et profondeur.
A condition, bien entendu, de penser juste, et de refuser les enivrantes facilités offertes par le "bombardement" des messages discordants et hétérogènes auquel nous sommes soumis en permanence. Savoir manier les informations est un exercice difficile, dont peu d'entre nous sont capables, car les "idées dominantes" ont la vie dure. Il faut essayer, partout, de discerner le sens des choses, et Jean Fourastié, à ce propos, a dû souvent se souvenir de l'interrogatoire d'André Siegfried dans sa Lettre préface du Grand Espoir : "Il n'est pas d'éloge que l'on ne fasse du progrès, mais où nous mène-t-il ?"
C'est pour avoir constamment gardé présente à l'esprit cette question , et en avoir fourni une réponse personnelle, qu'il mérite d'être reconnu comme un philosophe et un humaniste. Son œuvre est avant tout celle d'un homme libre qui a voulu savoir, et qui y est parvenu - au moins pour son compte personnel - et qui, au terme d'une vie où il est resté fidèle à ses croyances initiales, a retrouvé, sans jamais s'en être éloigné, l'optimisme foncier du Grand Espoir.
Pierre Bize