jean fourastie

Pour Jean Fourastié, cette double anecdote illustre la difficulté qu’a l’homme à percevoir le monde qui l’entoure. Il n’est vraiment capable d’appréhender que ce qui est proche de ce qu’il connaît déjà[1].

Si la raison de l'homme était ce levier, ce moyen de découverte infaillible et universel que l'on croyait tel au xixe siècle, il ne semble pas raisonnable qu'elle ait mis tant de siècles à accoucher de si maigres souris. De même, l'homme a spontanément confiance en la qualité, en la fidélité, en l'objectivité de ses moyens de perception sensorielle. Mais si l'homme avait effectivement vu la nature, vu le réel, s'il avait objectivement depuis ces mille ans vu et entendu les autres hommes et lui-même, en serions-nous encore où nous en sommes ?

J'ai toujours cherché la vérité dans ces petits faits de la vie courante où chacun peut observer les réalités, qui agacent les philosophes patentés parce qu'ils les jugent anecdotiques et trop simples, et qui le sont en effet, mais qui sont pourtant aussi, à mon sens, scientifiques et philosophiques si l'homme moyen peut y constater, et si le philosophe peut être contraint d'y reconnaître, des traits généraux se retrouvant dans une foule d'autres.

L'anecdote de l'R de Garches met en évidence les limites de la perception auditive chez l'homme. J'en ai donné plusieurs récits ; certains de mes élèves en ont donné de meilleurs. Voici l'un d'eux. Bien entendu les faits relatés ont réellement eu lieu, j'en suis moi-même l'un des héros ; l'autre héros est un Américain qui était alors mon collègue dans une commission de l'OCDE.

La première fois que je suis allé en Amérique, on y vendait déjà du lait au coin des rues ; j'entrais dans les drugstores et je demandais : « Milk, please», comme je l'avais vu et entendu demander par d'autres clients. Le serveur ne comprenait pas ! — il faut dire que je suis peu doué pour les langues. Il me donnait tantôt un jus de tomate, tantôt du saucisson ; j'insistais et l'homme, après m'avoir regardé d'un air attentif et méprisant, finissait par répondre quelque chose que j'entendais comme : « Ah, milk ! » et il m'apportait enfin le verre de lait. À mon sens, il redisait le même « milk » que j'avais dit déjà trois ou quatre fois. C'est là une expérience classique pour qui a un mauvais accent en une langue étrangère.

Je n'avais retiré de cette expérience aucun enseignement général, jusqu'au moment où l'histoire inverse m'a été racontée, à Paris, par un Américain : «Cela va assez bien pour moi, ici, me dit-il, j'apprends la langue française : mais il y a quelque chose que je n'arrive pas à comprendre : j'habite Gaiches (il voulait dire Garches) dans la banlieue de Paris ; très souvent, je dois rentrer chez moi en taxi, et alors je commande au chauffeur : Gaiches, mais il ne comprend pas. Je lui répète sur tous les tons, en variant l'accent : Gaches, Gâches, Giches, Gèches, Gueches, Guches, Gûches, Guiches, Gaiches... il met très longtemps à comprendre... Je dois souvent lui montrer Geuches sur la carte... Enfin, lorsque le chauffeur finit par me comprendre, il me répond péremptoirement — c'est l'Américain qui parle — : " Ah, Gaiches ! il fallait le dire plus tôt ! " » (Or, il est certain que le chauffeur a dit Garches et non Gaiches, mais l'Américain n'a pas entendu le son qu'a l'r français dans le mot français Garches ; il n'a pas perçu la différence entre son Gaiches et Garches ; il sous-estime, il néglige, il déforme l'r de Garches.)

Le cerveau humain et son système sensoriel trient les sons ; il y a des sons qu'ils acceptent, des sons du monde réel ; mais il y en a d'autres qu'ils ne parviennent pas à percevoir, et ceux-là aussi sont des réalités du monde sensible. Le cerveau humain trie et certains sons ne pénètrent pas : le chauffeur de taxi dit « Garches », mais l'Américain n'entend pas le son qu'a cet r dans ce mot français. De même l'Américain dit « milk » selon un certain accent, mais je n'entends pas le son que l'i américain prend dans le mot « milk ».

Nous savons parfaitement, lui et moi, lui que Garches s'écrit avec un r, et moi que milk s'écrit avec un i. Mais précisément, nous sommes incapables de prononcer lui cet r comme le fait un Français, dans et pour le mot Garches, moi cet i comme le fait un Américain dans et pour le mot milk ; mais en outre, nous sommes incapables, sauf apprentissage préalable, souvent très long et parfois même impossible pour un sujet âgé, de l'entendre. Et pourquoi ? parce que nous n'avons pas en notre cerveau la structure d'accueil de ce son. Et pourquoi encore ? parce que nous avons en nos neurones une autre structure d'accueil, lui de l'r; moi de l’i. Et laquelle ? Lui celle de l'r de girl; moi celle de l'i de mille, d'ami, etc.

Ainsi, en définitive, nous entendons non pas le son qui est émis, mais celui dont nous avons l'habitude, celui que nous attendons. Le fait serait moins grave si nous n'entendions, en pareil cas, aucun son ; s'il y avait un trou dans notre audition. Mais il n'en est pas ainsi, nous entendons, nous croyons entendre, un son qui n'est pas émis.

Et ainsi, nous serions spontanément, et nous sommes souvent, prêts à témoigner de la réalité d'un fait qui n'est pas réel.

 Il y a donc des sons dans le monde sensible que certains hommes ne peuvent pas entendre ; de même il y a des choses dans le monde sensible que certains hommes voient alors que d'autres ne les voient pas. Cela paraît extraordinaire. Très souvent, quand un homme est en désaccord avec un autre sur l'identification d'un fait, il pense : « Mon contradicteur n'est pas de bonne foi. » Mais dans cette affaire de « milk » et de « Garches », la bonne foi n'est pas en cause ; c'est plus grave.

Cette histoire de l'R de Garches est destinée à faire comprendre les infirmités de l'esprit humain en matière scientifique. On croit qu'on voit avec ses yeux ; on croit qu'on entend avec ses oreilles ; on croit qu'entendre est un phénomène objectif et que, quand un son a été émis dans l'oreille d'un homme, il est perçu par l'esprit de cet homme. C'est faux ! L'esprit humain ne perçoit que certaines des fréquences du son émis ; l'œil humain ne voit qu'une partie de la réalité[2].

Il m'est impossible d'apercevoir la totalité du monde sensible, et même de cette partie du monde sensible dont l'échelle est normalement accordée à mes investigations ; je trie de par le contenu antérieur de ma pensée et de par la structure que ce contenu a donnée à mon cerveau. L'homme voit non avec ses yeux, mais avec l'ensemble de son esprit ; son esprit accepte certaines informations, accueille certaines sensations et en rejette d'autres. De même, l'homme n'entend pas avec ses oreilles ; ce n'est pas seulement un phénomène objectif que le son pour l'homme, c'est avant tout un phénomène cérébral. Si le cerveau a l'habitude d'un son, s'il a été éduqué à percevoir un son, il le perçoit en effet aisément. Mais s'il n'y a pas été ouvert, par le milieu où il vit, par l'éducation... la perception n'a pas lieu ; et souvent même une perception incorrecte, non adéquate au réel, non conforme au réel, se substitue à la perception correcte.

De telles constatations ont été, sont et peuvent être confirmées par des milliers d'observateurs. Mon lecteur en a fait et en fera l'expérience quotidienne; nous aurons à en reparler maintes fois.

Ce que je voudrais retenir ici c'est le fait que la perception par l'homme du réel extérieur n'est pas aussi simple et sûre qu'on le croit même dans les milieux scientifiques. Il existe des limites certaines, mais difficiles à déceler, presque impossibles à rendre conscientes à l'objectivité de nos images du réel.

Et bien sûr, à partir de ces informations incomplètes, et souvent erronées, notre raison va élaborer des paysages divers, qui ne seront pas les mêmes pour tous les hommes et qui, en général, ne seront que peu, voire pas du tout, représentatifs du réel.

Ce seul fait me parait aussi rendre compte de la lenteur avec laquelle les sciences sont nées et de l'ordre dans lequel elles sont nées[3].

On conçoit que l'homme ait pu mettre et puisse mettre des milliers d'années à surmonter un handicap aussi radical et aussi insidieux que celui de l'R de Garches. À l'origine, les structures d'accueil de l'information ne pouvaient être que fort peu nombreuses. Le démarrage ne pouvait être que très lent. Il devait différer d'un groupe humain à un autre, engendrer des images différentes du monde, chacune coriace, chacune liée aux informations antérieurement acquises, s'opposant, insensible aux informations nouvelles... chacune aveugle à beaucoup de ce que voient les autres ; chacune aveugle à ce qu'elle n'a pas vu dès son berceau.

À cette laborieuse intrusion du réel dans les cerveaux, l'un pêche un arbre, l'autre un poisson... chacun élabore sur cette information une conception du monde, et transmet le tout à sa progéniture... Il devait en résulter des « familles d'esprit », des religions, des civilisations... hétérogènes et devant rester longtemps hétérogènes... fort lentement mais aussi fort diversement évolutives. Nous devrons évidemment en reparler.

Mais pour le moment travaillons et retenons cette notion fondamentale que la nature, le réel, ne sont pas d'emblée visibles, perceptibles par l'homme. Il faut les découvrir. Mais aussi, auparavant, il faut, pour découvrir, avoir inventé les structures mentales nécessaires à cette découverte, la découverte étant la vision de ce qui n'a jamais été vu.

 Hélas ! ce handicap n'est pas le seul qui s'oppose à la découverte du réel par l'homme. Je dirai un mot du fait de l'infinie diversité des humains et de la coexistence de types différents d'humanité, que je schématise en Atala et Citroën et Sartre. Puis je développerai plus longuement le handicap qui me paraît prépondérant, plus lourd de conséquences et, à cause sans doute de cela, plus caché, plus ignoré, plus méconnu encore que l'R de Garches : l'unicité de la pensée claire.



[1] Première version sous le titre de “Perception et Entendement », Sciences, déc. 1960. Revu et reproduit maintes fois, notamment dans La grande Métamorphose, 1961. Nous reproduisons ici les pages 46 à 51 de Ce que je crois, 1981.

[2] Ces faits ont été étudiés scientifiquement, notamment en France par le docteur Thomatis.

[3] J'ai traité ces questions dans Idées majeures, coll. « Médiations », Denoël