jean fourastie

 Publié dans Idées majeures, 1966, cet article reflète la pensée économique de Jean Fourastié à cette époque et reste en grande partie valable pour ce début du XXIe siècle.

Ce thème : « Une économie à la mesure de l'Homme », qui m'est proposé par M. Roger Millot[1], évoque un vœu familier à notre génération ; mais il aurait étonné nos grands-pères et même nos pères.

En effet, jusqu'à ce récent passé, l'économie n'était pas à la mesure de l'homme, mais de la nature, et, je dirai, pour marquer mieux encore les tendances, à la mesure de la matière. Ce qui domine l'histoire de l'humanité, ce n'est pas le comportement de l'homme ou ses besoins, mais au contraire le comportement de la matière, c'est-à-dire le volume et la constitution physique des biens que la nature fournit à l'homme.

Depuis deux siècles, nous sommes engagés dans une période transitoire. Cette période évolutive présente toute sorte de désagréments et d'inconvénients parce qu'elle est chaotique, agitée, obscure, peu compréhensible. Nous ne saisissons pas encore tous les avantages du mouvement ; cependant, on peut écrire qu'il nous fait passer d'une économie à la mesure de la matière à une économie à la mesure de l'homme.

Pour comprendre l'intérêt que présente une économie à la mesure de l'homme, il faut d'abord réfléchir sur ce qu'était l'économie traditionnelle, déceler la différence fondamentale qui existera entre l'avenir que nous commençons à concevoir à la suite d'une observation objective des faits et le passé qui reposait sur une organisation économique fondamentalement différente. Nous ne pouvons comprendre le présent et sentir l'avenir que si nous avons d'abord compris que ce présent et cet avenir ne sont que des moments d'une évolution. Pour mieux juger de l'importance du mouvement, il faut en connaître les bases de départ.

Voilà pourquoi la première partie de cet exposé sera consacrée à l'économie traditionnelle, à la mesure de la matière. C'est ainsi que nous sentirons mieux ce qu'il y a, à la fois de nouveau, et de nécessaire dans une conception de l'économie et de la société qui transformera le travail de l'homme, les relations humaines dans l'entreprise, les rapports entre les entreprises et la collectivité. Nous étudierons ensuite, en nous plaçant à un point de vue plus pratique, ce qui en résulte pour l'entreprise contemporaine.

 

 I - L'ÉCONOMIE TRADITIONNELLE MILLÉNAIRE N'ÉTAIT PAS À LA MESURE DE L'HOMME

 La terre est inhospitalière à l'homme. Cette remarque pourra étonner un certain nombre de lecteurs. N'y a-t-il donc pas un accord fondamental entre la nature et l'homme ? N'avons-nous pas, sur cette terre, réuni les conditions essentielles de la vie humaine ? Depuis des milliers d'années l'être humain ne prospère-t-il pas à la surface de sa planète ?

On pourrait citer ici des pages de J.-J. Rousseau, de philosophes, de moralistes et d'historiens qui célèbrent à l'envi les avantages de l'état naturel et présentent la Société moderne comme pervertie par rapport à la Société primitive. Il existe un puissant courant d'idées qui tend à dénoncer la vanité du progrès humain, la régression de la civilisation ou, tout au moins, l'accord fondamental entre l'homme et la nature.

Cependant, la terre est inhospitalière à l'Homo Sapiens. Elle est peut-être relativement hospitalière à certaines formes primitives de la vie, qui peuvent y exercer la totalité de leurs facultés parce que celles-ci sont réduites : il est possible que des fourmis, des poissons, des amibes, réalisent pleinement leur être dans le milieu qui leur est offert, mais l'Homo Sapiens certainement pas.

Nous sommes sûrs de ce fait, puisque depuis au moins 50 000 ans qu'il y a sur la terre des hommes comme nous, et depuis trois ou cinq cent mille ans qu'il y a des hominiens, l'homme n'a guère dépassé un niveau végétatif de vie que l'on peut caractériser de la manière suivante : les 9/10e de la masse populaire ne peut manger à sa faim, même de la manière la plus fruste, c'est-à-dire sous forme de céréales.

C'est en effet sous forme de céréales[2] que l'homme tirait du sol le plus grand nombre de calories par hectare. Or, l'homme, le Français moyen de 1700, de 1800 et presque encore celui de 1850, était sévèrement rationné dans son alimentation et n'atteignait pas le nombre de calories qui lui est nécessaire pour vivre normalement. Dans ces conditions, il devait extraire du sol non pas des nourritures agréables, du genre viande, légumes verts ou fruits, que nous avons l'habitude de consommer aujourd'hui et qui ne fournissent qu'un petit nombre de calories par hectare et par année de travail, mais au contraire cette forme de produit de la terre qui procure des mets lourds, difficiles à digérer, mais qui, compte tenu de la production à l'hectare, sont plus nourrissants que les autres. C'est l'alimentation à base de méteil, c'est-à-dire de sarrasin, seigle ou orge, dont les calories s'obtiennent plus facilement encore que celles du blé.

Cet état végétatif a été caractéristique de l'humanité pendant les 50 000 ans (admettons ce chiffre) qui nous ont précédés ; il était dominé par l'insuffisance de la nourriture, par le déficit de calories et leur mauvaise qualité ; il en résultait une sous-alimentation chronique, génératrice de faiblesse physique et de mortalités considérables. L'humanité traditionnelle était donc constituée par une masse de gens sous-alimentés soumis au rythme des famines. Cette population voit le nombre de ses membres fixé par la quantité de céréales produites ; elle augmente après plusieurs bonnes récoltes, s'effondre après une ou deux mauvaises récoltes motivées par les gelées, la grêle ou la sécheresse. Ainsi, à long terme, le nombre de la population est constant, ou n'est que très lentement croissant ; à court terme, il oscille selon une courbe en dents de scie entre un maximum correspondant aux périodes climatériques favorables, et les minima des années de famine.

Si les nations occidentales ont surmonté cet état traditionnel de l'humanité, la moitié des humains est encore soumise à l'alimentation des féculents, des céréales et du riz. Le rythme est évidemment moins brutal, par suite des progrès de l'hygiène et des transports, et de l'accroissement de la solidarité internationale ; mais un voyage en Égypte, aux Indes, en Chine, en Afrique du Nord suffit à convaincre de la persistance de l'état de carence. Seules les nations occidentales se sont peu à peu dégagées de cette situation végétative et sont passées progressivement d'une alimentation à prépondérance de céréales à une alimentation à prépondérance variée. L'apparition du pain blanc sur les tables ouvrières à partir de 1830 a été le premier stade de cette évolution et, peu à peu, les vieux aliments traditionnels, peu nombreux, sont passés au second plan pour être remplacés par des aliments variés. Dans la France contemporaine, le budget ouvrier est encore, avant tout, alimentaire, mais le pourcentage est moins élevé qu'autrefois : la dépense d'aliments n'absorbe plus que de la moitié aux 3/5e des revenus totaux, au lieu des 4/5e. Enfin, nous connaissons à notre époque des situations encore plus évoluées, celles de l'Angleterre, des États-Unis ou de la Suède, où le budget du travailleur n'est plus à prépondérance alimentaire, mais tertiaire[3].

Ce rapide rappel des quatre grands types historiques de consommation ouvrière, à prépondérance de méteil, puis de blé, puis d'aliments variés, enfin à prépondérance non alimentaire, montre l'effort et le progrès accomplis par une partie de l'humanité au cours des cent dernières années. Nous sommes bien loin de trouver au milieu du xxe siècle cette uniformité dans la consommation de méteil qui était la tradition de l'humanité depuis les temps les plus lointains auxquels l'Histoire puisse remonter.

Organisation de l'humanité végétative

La situation fondamentale de l'humanité traditionnelle reposait donc sur le rationnement alimentaire, et l'on ne peut dire que la nature pourvoyait à la satisfaction de la race humaine dans ce domaine.

La nature n'a doté l'homme d'une façon absolument gratuite et généreuse, que d'un seul facteur nécessaire à sa survie, l'oxygène. En dehors de ce gaz, la nature est assez prodigue d'eau, encore cela dépend-il des régions, et l'homme doit-il, par un incessant labeur, la rechercher en creusant des puits et l'approprier à ses besoins en la désinfectant ou la détournant de sa destination première.

Tout le reste de nos besoins exige de notre part une transformation des états et des conditions naturels.

Pour pallier cette insuffisance de l'apport naturel, il a fallu que l'homme travaille, crée une vie économique. Cette activité économique se situe dans certains cadres ; les uns sont nationaux ou politiques, les autres plus particuliers à l'œuvre de transformation de la nature ; c'est ici que prend place l'entreprise : une réunion d'individus associés dans le but de transformer la nature, de manière à satisfaire leurs besoins.

Que dire de l'entreprise dans un milieu d'extrême rationnement, dans une situation où les 9/10e de l'humanité ne vivent que d'une manière très précaire, faute de subsistances ? où il n'existe ni comptabilité, ni statistiques, ni organisation économique, ni possibilité d'en créer, faute de savoir ; où l'homme est exposé à des famines, à des hécatombes au cœur desquelles la mortalité infantile est de l'ordre de 4/5e, c'est-à-dire que sur 5 enfants nés vivants, 4 meurent au cours de leur première année, alors que le dernier n'a plus qu'une chance sur deux de survivre après la quinzième année et une sur cent d'atteindre la cinquantième ? Dans cette situation traditionnelle de l'humanité, quelles solutions peuvent prévaloir ?

La solution type qui a été adoptée par l'humanité à peu près en tous les points de la terre, la seule en tout cas que nous sachions avoir prévalu des milliers d'années, dans des milliers de peuples, est basée sur l'injustice : c'est l'institution d'un privilège au profit d'une minorité : c'est-à-dire que dans la situation tragique où la vie humaine était placée, on n'avait le choix qu'entre une disparition complète de l'humanité ou l'institution d'un système qui mettait une minorité quelque peu à l'abri des perturbations effroyables subies par la majorité.

Le problème était, avant tout, d'éviter qu'à la suite d'une famine, les cadres, la substance même du Groupe humain, ne soient désorientés, dissociés par la disparition des rares individus capables de maintenir les règles de la vie en Société et d'animer celle-ci. Si l'élite même de la nation avait été soumise aussi durement que la masse au rythme des famines, à cette cruelle mortalité, on aurait perpétuellement rencontré des situations du type de celles que notre pays a connues à certaines époques, par exemple aux heures les plus difficiles de la guerre de Cent Ans, alors que l'absence de cadres, de lois, de police, avait encouragé le vol, le pillage, le viol ; on connaît les pages de Péguy sur l'action de la charrue et celle du glaive ; il faut un an à la charrue pour aboutir à un résultat, tandis que le glaive, en trois secondes, détruit ce résultat.

L'humanité ne pouvait survivre dans cette anarchie, il fallait accepter des règles, des cadres, qui subsistassent à travers les hécatombes des famines et des épidémies ; il fallait que ceux qui, à tort ou à raison, détenaient l'autorité, transmettaient la tradition, fussent établis moins précairement que les autres. Leurs privilèges ne pouvaient leur donner évidemment l'hygiène moderne, nos connaissances de la médecine, de la chirurgie ; mais au moins ils leur évitaient le plus grave des accidents de l'époque : celui de mourir de faim.

Par conséquent, l'entreprise traditionnelle est basée essentiellement sur un privilège scandaleux aux regards de notre époque : celui de conférer au chef de l'entreprise le droit de manger, parce qu'il est le chef, alors que les autres mourront de faim. Le chef de l'entreprise traditionnelle a un droit prioritaire et absolu sur la production de l'entreprise parce qu'il jouit du privilège de la propriété.

Ainsi l'humanité a pu, au prix d'une méthode très injuste, entretenir les élites dont lentement, péniblement est né le progrès humain. Un nombre infime de ces individus, affranchis par le droit de propriété de la dureté commune des préoccupations viscérales quotidiennes, ont pu avoir une vie intellectuelle et se consacrer à des études désintéressées.

Cette situation millénaire de l'humanité nous aidera à comprendre la crise actuelle de l'entreprise et les tendances de l'entreprise future[4].

Le progrès technique réduit le rationnement

En effet, un élément nouveau est intervenu. Notre pays n'est plus dans ces conditions d'extrême pénurie ; le progrès technique fait passer la consommation du stade du méteil à celui de l'alimentation variée, puis à celui de la prépondérance tertiaire.

Cependant, bien que nous consommions davantage que nos ancêtres, nous sommes encore loin d'une saturation. La croissance des besoins humains est plus rapide que celle de la production. Les progrès accomplis sont énormes, mais ils nous paraissent dérisoires si nous considérons ce qui reste à faire. Lorsque l'on compare ce que l'on peut attendre des techniques dans le proche avenir, à la masse de nos besoins croissants, on trouve qu'en l'an 2000 ou 2050 les générations à venir resteront rationnées même dans notre pays, et que le rationnement n'aura pas disparu, l'écart entre les besoins exprimés et les possibilités de les satisfaire restant très grand[5].

Cependant, il n'en est pas moins vrai que dans une nation comme la nôtre, le rationnement a perdu et perdra de plus en plus son caractère dramatique et ne met plus en cause la vie de nos concitoyens. Alors que dans la France traditionnelle, la nécessité de se nourrir posait un problème d'une cruelle réalité pour 90 à 95 % de la population, ce taux s'est abaissé jusqu'à 5 ou même 2 %.

Nous ne sommes plus rigoureusement tributaires de la nature ; l'homme n'étant plus absorbé par le souci constant de se nourrir, même de façon rudimentaire, peut maintenant s'occuper de la production d'objets manufacturés, de vêtements, et il a des loisirs pour s'instruire et se cultiver. Il a asservi la nature, inhospitalière tant qu'elle était vierge. Il peut commencer de satisfaire ses aspirations personnelles, comme s'il se rapprochait un peu de cet état dans lequel il serait si la nature lui avait fourni d'emblée tout ce qui est nécessaire à sa subsistance végétative.

Le signe indiscutable de cette métamorphose est que l'homme commence à attacher beaucoup d'importance à son genre de vie. Il est donc indispensable d'introduire ces deux notions de genre de vie et de niveau de vie dans le débat.

Dans une société très rationnée, l'homme ne peut s'intéresser qu'à son niveau de vie ; « ventre affamé n'a pas d'oreilles ». Il est certain qu'il faut d'abord manger, assurer sa subsistance pour ne pas mourir. Tout, à côté, paraît secondaire. Mais, peu à peu, au fur et à mesure que ce besoin élémentaire est satisfait, même par la consommation d'aliments assez sommaires, d'autres préoccupations se font jour. L'homme riche se soucie beaucoup de son genre de vie, l'homme misérable s'en préoccupe très peu.

Or, nous sommes à une époque où la masse du peuple commence à se préoccuper de son genre de vie par des options dont elle n'a pas toujours conscience, mais qui sont quand même très importantes, par exemple par l'option durée de travail, niveau de vie. Réduire la durée de travail d'une nation diminue évidemment le volume de sa production, et par conséquent celui de la consommation, c'est-à-dire le niveau de vie et le pouvoir d'achat des salariés. Pourtant, depuis quelques années, nous voyons la classe ouvrière réclamer la réduction de la durée du travail. Ceci est nouveau dans l'histoire de l'humanité. Jamais, avant le XIXe siècle, l'humanité n'avait envisagé la diminution du niveau de vie et jamais, par conséquent, elle n'avait réclamé la réduction de la durée du travail.

D'autres options se font jour ; par exemple celle relative au choix de la profession. On accorde moins d'importance maintenant qu'autrefois aux salaires et plus à l'agrément de la profession. On voit des gens choisir des métiers tertiaires qui donnent des salaires plus faibles que certains métiers secondaires. C'est pour lutter contre cette tendance qu'il a été nécessaire d'augmenter les salaires des mineurs et qu'il sera nécessaire de relever les revenus des agriculteurs.

L'homme attache de plus en plus d'importance au climat moral et social du travail. Autrefois, dans la période traditionnelle, l'homme travaillait avant tout pour gagner sa vie afin de manger. Nous entrons dans une époque où l'on travaillera dans l'entreprise évidemment pour gagner sa vie, mais cela deviendra presque accessoire. Par contre, nous voudrons que notre labeur s'effectue dans des conditions humaines, susceptibles de supprimer les limites qui existent entre la vie de l'homme au travail et sa vie tout court. Déjà, nous n'admettons plus ces durs labeurs que l'homme traditionnel acceptait facilement, et nous désirons, avant tout, avoir dans le travail des conditions normales de vie.

Voilà quelques tendances qui marquent de profonds changements entre la situation traditionnelle de l'humanité et la situation actuelle. Nous allons examiner rapidement quelles en sont les conséquences pour l'entreprise. Nous devons, à l'heure actuelle, passer de l'entreprise traditionnelle à ce que je vais appeler l'entreprise de 1975 (en souhaitant qu'effectivement en 1975 toutes les entreprises soient ainsi transformées, ce qui ne se fera pas sans effort !).

 

 II ESPOIR D'UNE ENTREPRISE À LA MESURE DE L'HOMME

 L'entreprise traditionnelle était à la mesure de la rareté de la terre ; on peut envisager que l'entreprise de 1975 sera à la mesure de l'homme.

Bases économiques et sociales de l'entreprise moderne

Dans le passé, la base essentielle de l'entreprise était la propriété. Il est évident qu'il n'en sera plus ainsi dans l'avenir. Le privilège de propriété n'est plus aujourd'hui nécessaire à la survie de l'humanité ; il ne sert donc plus qu'à pérenniser des injustices devenues inutiles. Ce n'est donc plus la propriété qui est la base de l'entreprise, mais la production. Nous n'avons plus besoin du privilège de la propriété, parce que la masse même du peuple est assurée de vivre ; mais il nous faut encore des entrepreneurs et des entreprises.

C'est de la division du travail qu'est né le progrès. Elle est la clé fondamentale des techniques de production. Les travailleurs doivent donc former des équipes spécialisées concourant à un but commun : la production. Par définition, l'entreprise est une association d'hommes qui travaillent ; il leur faut un chef qui, autrefois, était propriétaire. Le chef d'entreprise était jusqu'ici accepté traditionnellement, depuis des milliers d'années, parce qu'il était propriétaire. Désormais, nous l'accepterons parce qu'il a une fonction sociale à remplir : la production n'est efficace que dans une entreprise ordonnée.

Ainsi, l'entreprise de 1975 reste, comme autrefois, une association d'hommes, mais elle n'est plus basée sur la propriété et sur la hiérarchie « politique » qui en découle. Elle est basée sur la coordination des efforts ; les hommes s'associent en vue d'accomplir le plus efficacement possible une fonction sociale, une tâche matérielle de transformation de la nature vierge. Association d'hommes, coordination d'efforts : à mon sens, de ces deux faits découlent les grandes lignes de l'évolution actuelle de l'entreprise et notamment son organisation intérieure.

L'entreprise de 1975 est une association d'hommes

L'entreprise de 1975 est une association d'hommes qui, nous venons de le voir, attachent beaucoup d'importance à leur genre de vie. Une association d'hommes dont les différences culturelles, les différences intellectuelles iront s'amenuisant.

Autrefois, il y avait une énorme différence intellectuelle entre le propriétaire chef d'entreprise et ses salariés. D'un côté les propriétaires, privilégiés, avaient poussé leurs études aussi loin, dans beaucoup de cas, que les meilleurs d'entre nous aujourd'hui, c'est-à-dire jusqu'à vingt-cinq ans. Ils n'avaient peut-être pas une grande formation technique, mais une formation humaine, intellectuelle et philosophique, meilleure que la nôtre. Ces hommes étaient, à plus d'un point de vue, nos égaux et nos supérieurs. De l'autre côté, les salariés, illettrés, possédant un certain bon sens, une certaine conception des réalités quotidiennes, formaient une grande masse dont la vie restait, de par la misère, physique et végétative. Entre ces deux pôles, le propriétaire d'un côté, et son ouvrier de l'autre, il n'y avait pratiquement pas de commune mesure. L'un était comme nous, et sans doute mieux que nous capable de lire Descartes ou Pascal, et l'autre n'était capable que d'une appréciation très sommaire des réalités du monde matériel.

Actuellement, les intellectuels n'ont pas progressé d'une façon sensible, si ce n'est au point de vue technique. L'ouvrier, au contraire, a brûlé les étapes; de plus en plus, il devient capable de comprendre l'entreprise ; du chef d'entreprise au manœuvre, une chaîne continue de communication intellectuelle s'est peu à peu tissée, car un très grand nombre d'ingénieurs, de cadres, de techniciens, sont venus former des degrés.

L'entreprise est une coordination d'efforts

Ainsi, en définitive, la situation du chef d'entreprise ne sera basée ni sur son titre de propriétaire ni sur ses connaissances de technicien.

Le chef d'entreprise sera un élément de coordination. Étant le chef d'une association, son rôle essentiel consistera à faire que cette association vive harmonieusement. Il devra donc être un spécialiste des sciences humaines et des sciences sociales.

Il est étrange de ne découvrir qu'au milieu du XXe siècle ces problèmes des relations humaines, alors qu'il y a 30 000 ans que les hommes existent. Les sciences humaines, la psychologie, sont des notions toutes nouvelles. En raison du phénomène dont je viens de parler, auparavant seul le niveau de vie comptait. Aujourd'hui, on s'aperçoit qu'il ne suffit pas à l'homme d'avoir apaisé sa faim pour être dans les meilleures conditions possibles de travail. On constate que tout comme la machine, l'homme a des conditions de travail optima. Aucun d'entre vous ne fera démarrer sa voiture en troisième ou en surmultipliée, aucun d'entre vous ne demandera à une batterie d'accus de quatre ampères d'éclairer une salle de conférences. Nous savons qu'il y a des conditions de travail pour la machine. De même nous apprendrons qu'il y a des conditions de travail pour l'homme ; chaque homme étant un tout et étant unique, ces conditions sont variables dans le temps et dans l'espace, délicates, fort difficiles à connaître et à réaliser. Le chef devra s'informer des besoins de son personnel, et faire en sorte que chacun se sente vraiment le collaborateur, l'associé, le travailleur de l'entreprise.

Sans qu'il me soit utile d'entrer dans le détail, vous comprendrez ainsi que je considère les sciences sociales en général, et en particulier les sciences de l'homme au travail[6], comme l'élément fondamental de la formation du chef d'entreprise.

Il ne faut pas minimiser les obstacles qui nous séparent encore d'une économie à la mesure de l'homme. Il faut annuler les séquelles de cette hérédité qui pèse sur l'entreprise : le privilège de la propriété. Ce n'est plus la recherche du profit qui doit être le moteur et le fondement de l'entreprise, c'est la recherche du bien public. L'entreprise n'est plus un avantage donné à un individu, mais une fonction sociale.

Cette transformation profonde de l'esprit de l'entreprise, de son statut juridique, de son climat social et humain, est déjà sérieusement ébauchée dans notre pays ; tous les hommes clairvoyants y travaillent ; mais ils ont à vaincre beaucoup d'inertie et d'égoïsme à courte vue.

Mais peut-on préciser davantage aujourd'hui le statut de l'entreprise dans le monde d'après-demain ? Sera-ce celui de la Société Nationale des Chemins de Fer Français, des Houillères Nationales, des Manufactures de Tabac et Allumettes, de la Régie Nationale des Automobiles Renault, des Banques Nationales, des P.T.T., des Établissements d'Enseignement, des Sociétés d'Assurances nationalisées, d'Électricité et Gaz de France... ? Sera-ce celui des Entreprises Industrielles Soviétiques, des grands Établissements de Recherche spatiale, des Organismes de Distribution commerciale, des Kohlkoses, des Sovnarkoses... ? Les formes évolutives des grandes Corporations américaines, où l'initiative reste privée, mais est devenue largement communautaire, contrôlée par l'État et les countervailing powers ? Ou les formes socialistes des nationalisations anglaises, suédoises, australiennes ? Les formules originales du communisme yougoslave ? Du socialisme israélien ? Du bouillonnant capitalo-socialisme africain ou brésilien ?

Il ne semble pas que l'on puisse répondre aujourd'hui avec précision à de telles questions. Il y a 100 ans, le statut de l'entreprise était pratiquement unique dans le monde civilisé : c'était le droit d'user et d'abuser, attributs fondamentaux du droit romain de propriété ; aujourd'hui, on peut évaluer au moins à 10 000 le nombre des formules statutaires en usage. Partout, et notamment en U.R.S.S., le statut de l'entreprise est en évolution rapide, et avec lui le milieu économique tout entier. Partout le courant rapide du progrès fait craquer les cadres successifs et provoque des créations nouvelles, elles-mêmes provisoires. Il semble aujourd'hui peu probable que l'on revienne à un statut unique, qui serait le même à Tokyo et à Rozay-en-Brie, pour les aciéries comme pour les crèmeries.

D'innombrables expériences sont en cours et d'innombrables autres seront tentées, presque toutes imparfaites, mais tant bien que mal adaptées aux conditions réelles, à l'hérédité du passé, aux mentalités des hommes, à leurs connaissances scientifiques et techniques, à leurs besoins actuels, à un avenir mal discerné. Peu à peu, les expériences seront jugées objectivement, selon l'esprit des sciences expérimentales, sans idéologies préconçues. Les expériences qui portent sur des phénomènes de longue durée ne peuvent être jugées qu'à long terme, et lorsque le milieu ambiant, le climat économique et social se sera sinon stabilisé, du moins dessiné avec plus de netteté que dans nos sociétés en progrès effervescent.

Cependant, l'on peut penser que le statut de l'entreprise sera de moins en moins jugé du point de vue de la propriété, même collective, et de plus en plus par le triple impératif de l'efficacité de la production (avec les contrôles et les stimulants qu'implique cette efficacité), du service rendu aux consommateurs et du confort des travailleurs. C'est pourquoi il me semble que, quelles qu'elles soient dans leur détail, les évolutions se feront selon les lignes générales qui viennent d'être évoquées dans les pages précédentes.



[1] Pour le Centre de perfectionnement des cadres (C.G.C.).

[2] Les pommes de terre, qui fournissent encore plus de calories à l'hectare que les céréales, ne sont pas citées ici parce qu'elles n'étaient pas connues en Europe à l'époque traditionnelle.

[3] Sur ces faits, voir J. Fourastié, Machinisme et Bien-Être. Pour comprendre l'essentiel de l'évolution, il suffit de se rappeler par exemple que le quintal de blé a valu plus de 40 livres pendant plus de la moitié de l'année 1709, en France, alors que le salaire horaire moyen était de 1 sou (0,05). En 1960-61, nous avons retrouvé ce prix de 40 (NF) le quintal, mais le salaire horaire moyen du manœuvre était de 2,35 NF.

[4] Il est important de noter que ces privilèges n'étaient pas conçus par l'ancien droit comme étant des privilèges, mais bien comme constituant le droit commun. Cela tient au fait que le droit traditionnel était rédigé du point de vue du propriétaire, seul vrai citoyen, tandis qu'aujourd'hui nous pensons la société du point de vue de la masse des hommes, déshérités.

[5] Cf. « Les techniques créatrices d'abondance », art. publié dans l'ouvrage collectif Richesse et Misère (Semaine soc. de France, 1952).

[6] Cf. Georges Friedmann, Où va le travail humain ?, Gallimard.