jean fourastie

Mon exposé se situe en transition entre le temps que nous venons de consacrer à Jean Fourastié et une réflexion sur l’emploi. Je ne peux donc qu’imaginer ce que mon Père aurait dit s’il avait encore été parmi nous. Comme lui, je vais enter de regarder l’évolution historique, et ce qui se passe dans les autres pays, pour tenter de me situer dans une vision prospective

Le fait majeur de l’histoire économique à long terme est la baisse du prix réel du blé (prix réel selon Jean Fourastié, rapport du prix nominal au salaire horaire). Le Président Imbert vient d’y faire allusion (fig. 1). Au XVIIIe siècle encore, le prix moyen du quintal de blé était de l’ordre de 200 s.h., avec de fortes fluctuations, la plus forte était la dernière grande famine française, en 1709 (566 s.h. le quintal). Les fluctuations continuent ensuite, mais avec une baisse de plus en plus forte, 150 s.h. vers 1850, moins de 100 depuis 1900, 50 s.h. vers 1930 et aujourd’hui 2,5 s.h. Cela signifie que pour produire 100kg de blé, il suffit aujourd’hui de 2 h 30 de travail et que chacun de nous peut - s'il le souhaite ! - acheter 33kg de blé avec le SMIC horaire. Nous produisons le blé cent fois plus vite qu'il y a deux cents ans.

Le responsable de ces faits est le progrès des techniques de production, à toutes les étapes : labours, engrais, récolte, distribution ...

La conséquence est que la consommation des hommes, quasi-exclusivement alimentaire jusque vers 1900, a pu se diversifier : d'abord une alimentation plus variée, puis des produits manufacturés, puis de plus en plus de services.

Les conséquences sur l’emploi sont énormes ! La figure 2 montre l’évolution théorique de la répartition de la population active, telle que Jean Fourastié l’a publiée dès 1949. En situation traditionnelle, 90% de la population active travaille dans l’agriculture. Un agriculteur français nourrissait mal 4 personnes en 1850 ; aujourd’hui, il en nourrit bien 40. Les besoins de subsistance, mal satisfaits au début du XIXe siècle avec une nourriture constituée presque exclusivement de pain, sont de mieux en mieux couverts, avec une nourriture variée. Ensuite, la production, et donc la consommation se reportent sur d’autres produits, des produits manufacturés et des services. La population active se transfère, elle aussi, vers l'industrie puis les services. La figure 3 présente l’évolution effectivement observée en France depuis 1800 ; il y a peu de différence entre cette courbe et la courbe théorique de la figure 2; on constate seulement un peu plus d’hésitation dans la répartition entre le secondaire et le tertiaire vers 1950.
Les tendances sont bien celles que Jean Fourastié avait prévues en 1949.

Notons cependant que sa division en secteurs n’était pas celle qui a prévalu depuis. Ce qu'il appelait le primaire n'est l’agriculture que dans la mesure où le progrès technique y agit de façon modérée ; pour lui, le blé est un produit du secteur secondaire, c’est-à-dire à progrès technique élevé; le tertiaire est à progrès technique faible ou nul ; c’est ainsi que certains services, relayés par des ordinateurs et d'autres machines de bureau, ne font plus aujourd’hui partie du tertiaire au sens de Jean Fourastié, mais plutôt du primaire.

Quoi qu’il en soit, la division classique en secteurs suffit à vérifier les tendances. Les métiers se déplacent du primaire vers le secondaire puis vers le tertiaire.

Cette tendance, amorcée dès le XVIIIe siècle, se continue aujourd'hui et risque de se prolonger encore longtemps. Nous pouvons en voir la preuve dans la comparaison avec d'autres pays.

La fig. 4 montre qu’on peut juger de l’état de développement d’un pays par la proportion d’actifs dans l’agriculture. Il s’agit de la répartition de la population active dans différents pays, d’après les derniers chiffres publiés par la Banque mondiale (1980). Les pays sont classés dans l'ordre des pourcentages décroissants de la population active agricole. Le Rwanda ou l’Inde avaient plus de 70% d’agriculteurs, la France moins de 10%, les USA, le Royaume-Uni, la Belgique... et le Koweït moins de 5%. Dans chaque pays, l’industrie, puis les services remplacent l’agriculture, la prépondérance des services s’affirme plus ou moins rapidement selon les pays : voir par exemple l’ex-RFA qui conservait une prépondérance industrielle.

Dans cette évolution bien balisée est apparu un "invité inattendu", le chômage (fig. 5) qui atteint 12% de la population active en France et en bien d’autres pays. Ce n’est pas la conséquence inéluctable du progrès technique (M. Malinvaud va nous le dire), car ce dernier a été beaucoup plus important pendant les Trente glorieuses, ceci sans chômage notable, malgré les changements de secteurs.

Il y a bien des causes à cet état de fait, nous allons en reparler dans cette table ronde. Je n’en citerai qu’une, l’évolution des mentalités. Aujourd’hui, la crainte s’est emparée de tous, consommateurs comme chefs d’entreprise ; on épargne, mais sans servir l’innovation ni les investissements ; les entreprises elles-mêmes épargnent et s’achètent les unes les autres, diminuant la responsabilité de chacun, mais elles investissent peu. M. Donn parlera de l’évolution des mentalités dans l’immédiat après-guerre ; je suis persuadée qu’il s’agit aujourd’hui d’un problème analogue. Dans la crise actuelle, très probablement, joue le comportement des hommes et notamment celui des chefs d'entreprise ; c'est leur mentalité qui peut entraîner le progrès ou la récession. C’est le comportement de l’homme qui gouverne les phénomènes économiques.

Les courbes que nous avons vues montrent que les métiers de l’avenir sont dans les services à progrès technique faible ou nul. De plus en plus, les hommes devront avoir plusieurs métiers dans leur vie et être inventifs, également être plus attentifs à l’intérêt général qu’à leurs avantages personnels.

 

Jacqueline Fourastié,
Sous-directeur de laboratoire au CNAM