jean fourastie

 

Dans Le Grand Espoir du XXe siècle, en 1949, Jean Fourastié prédisait que le progrès technique provoquerait une croissance de la production agricole, qui irait avec une forte augmentation de la production et une forte diminution du nombre d’agriculteurs. La population active se transférerait dans l’industrie (non sans douleur, voir la « dépopulation des campagnes ») ; la production industrielle croîtrait, mais la consommation industrielle ne pouvant être infinie (on souhaite une voiture, puis une plus belle, voire une deuxième, mais pas plus !), alors que le progrès technique est énorme, il y aurait ensuite décroissance de la population active employée dans l’industrie. Par contre, l’appétit de consommation est illimité en ce qui concerne les services, le tertiaire. Une nouvelle civilisation naîtrait, tertiaire ; elle serait sans croissance, puisqu’il n’y a pas de progrès possible de productivité dans les services, mais à haut niveau de vie. Nous avons assisté à cette évolution pendant les Trente Glorieuses, et, depuis, il ne fallait pas s’attendre à une continuation de la croissance.

Deux ouvrages récents consacrés à la croissance s’appuient sur la pensée de Jean Fourastié, ceux de Daniel Cohen et Philippe Herlin.

 Daniel Cohen, dans « Il faut dire que les temps ont changé », chronique fiévreuse d’une mutation qui inquiète (Albin Michel, 2018, Voir notre avis  http://www.fourastie-sauvy.org/reference/etudes-et-temoignages/85-ef/296-cohen?highlight=WyJjb2hlbiJd), examine surtout les mutations sociologiques ; il prend acte, à la suite de Jean Fourastié, de la tertiairisation et de l’arrêt de la croissance due à la productivité qui en découle ; il espère un renouveau de croissance à partir de l’intelligence artificielle. Philippe Herlin, dans Pouvoir d’achat, le grand mensonge, une enquête exclusive, Eyrolles, 2018, s’attache à montrer que le pouvoir d’achat baisse depuis la fin des Trente Glorieuses. Mais il n’admet pas que la diminution de la croissance est inévitable dans les conditions actuelles ; pour la faire redémarrer, il propose de libéraliser l’immobilier et de réindustrialiser la France ; il prône la concurrence.

 Dans les faits, il y a encore des progrès qui font baisser des prix réels, mais lentement, et non avec la rapidité des Trente Glorieuses. La croissance est faible et il faudrait se contenter de notre haut niveau de vie, plutôt que de nous livrer à notre « appétit de croissance », indéfini selon Jean Fourastié.

 Dans Pouvoir d’achat, Le grand mensonge, de quel mensonge parle Philippe Herlin ? En voyant ce titre, je le traduisais : « Français, vous croyez que votre niveau de vie baisse, mais il n’en est rien ! », mais je me trompais : il veut dire que l’INSEE et les gouvernants mentent en affirmant une hausse du pouvoir d’achat ! Est-ce qu’on ment vraiment ? Quels sont les Français aujourd’hui qui pensent que leur pouvoir d’achat augmente ? Même pendant les Trente Glorieuses, avec une hausse du niveau de vie énorme, personne (ou presque) ne reconnaissait cette hausse, depuis largement reconnue. La thèse de Philippe Herlin est que le pouvoir d’achat a baissé en France depuis 1970 ou 1980 et que personne ne le dit.

 Qu’est-ce d’ailleurs que le « pouvoir d’achat » ? Jean Fourastié le mesurait produit par produit. Exemple : le pourvoir d’achat d’une heure de travail (au salaire minimum) était de 60 g de pain en 1875, 1,5 kg en 1950, 3,2 kg en 1980, 4,5 kg aujourd’hui… Voir son article  sur le pouvoir d’achat du salaire de Louis XIV à 1949. À sa suite, et après mes deux thèses (sur les indices de prix et sur les agrégats : avec les mêmes données et des formules mathématiquement correctes, on peut obtenir des résultats divergents), on ne devrait plus parler de « pouvoir d’achat » comme d’un seul chiffre. L’Insee en présente cependant un : c’est  un rapport de deux agrégats, l’indice des salaires et l’indice des prix à la consommation, l’un et l’autre attaquables. Herlin insiste sur les pondérations de l’indice des prix qui ne tient pas suffisamment compte du poids des logements dans le budget. Il y a une logique dans ces pondérations : elles tiennent compte des dépenses courantes des ménages, mais pas de leurs investissements, y compris ceux qui leur servent à accéder à la propriété (emprunts à l’achat ou à la construction du logement). L’indice de l’INSEE ne traduit pas, à cause de cela en particulier, l’évolution du budget des Français. Si l’on ajoute que les variations du Smic, qui entraînent celle des salaires, se basent sur un indice des prix à la consommation, celui « hors tabac, des ménages du premier quintile de la distribution des niveaux de vie », on voit que le numérateur et le dénominateur de l’indice du pouvoir d’achat, sont liés et que leur rapport ne signifie pas grand-chose !… La seule vraie méthode de calcul du pouvoir d’achat reste celle de Jean Fourastié : on peut, avec une heure de travail, acheter tant de pain, tant de beefsteak, tant de kWh d’électricité, tant de coupes de cheveux. Cette méthode a le défaut de n’être pas globale… On peut seulement dire que le pouvoir d’achat des Français a augmenté pour la plupart des biens et services.

Contrairement à ce qu’affirme Philppe Herlin, il y a une élévation du niveau de vie de tous depuis 1970 ou 1980. En fait nous consommons davantage et, logiquement, cela nous coûte davantage. Si l’on regarde la répartition de la consommation, il y a près de trois fois plus d’automobiles en France maintenant qu’en 1970 ; les appartements sont plus confortables : 70% de baignoires ou douches en 1975, 85% en 1982, 98,4 en 2002 (mêmes proportions pour les WC intérieurs). Il faudrait parler de chauffage et d’électricité, d’équipement de cuisine ou de nettoyage… Quantité de produits n’existaient pas et deviennent indispensables (télévision, ordinateurs, smartphones…). Il y a un progrès énorme dans les soins de santé. Donc, quand on parle de « pouvoir d’achat » global, on s’occupe en fait d’une consommation croissante. Cette consommation accrue coûte plus cher par rapport au salaire que la précédente ; c’est vrai ! L’appétit de consommation est illimité, disait Jean Fourastié. Qu’il reste difficile, voire impossible, d’acquérir tous les biens et services que l’on désire (et dont on s’imagine avoir besoin), est logique. La multiplication des produits nouveaux, sans cesse plus performants, et celle des possibilités de crédit, font que beaucoup de ménages ont des prélèvements mensuels importants et ont du mal à terminer leurs mois. Cela ne signifie rien que d’affirmer que c’est une baisse de pouvoir d’achat : on achète autre chose et davantage…

Prenons quelques exemples de calculs de pouvoir d’achat, issus des données statistiques qui figurent sur le présent site. Avec une heure de travail, en 1979, on achetait 2,78 kg de pain, et en 2017, 4,55 ; pour les haricots verts, 1,33 kg en 1979 et 3,33 en 2017 ; pour le beefsteak, 0,36 en 1979 et le double, 0,68 en 2017 ; le cabillaud surgelé : 1,41 kg en 1979 et 3,33 kg en 2017. Une exception en ce qui concerne les aliments, le pouvoir d’achat a peut-être légèrement baissé en ce qui concerne les pommes de terre, selon la spécificité (BF, ordinaires…) :  aux alentours de 5 kg pour une heure de travail, il y a une diminution du la quantité acquise qui peut aller jusqu’à 1 kg de moins en 2017 qu’en 1979. La quantité de produits manufacturés que l’on peut acheter dans le même temps de travail aux deux dates, a augmenté vertigineusement… Je prendrai l’exemple de l’automobile, car Philippe Herlin en fait un élément de sa démonstration. En 1979, une automobile « bas de gamme », la 2CV4 AZ/KA coûtait 936 salaires horaires, tombait souvent en panne et roulait lentement ; la 108 Peugeot de 2017 coûte 663 salaires horaires et est bien plus confortable à tous points de vue. Parmi les autres voitures, le modèle intermédiaire a un prix stable, autour de 1700 salaires horaires ; il faut reconnaître que le prix d’une automobile haut de gamme a augmenté, de 2500 à 3000 salaires horaires… A l'opposé, les chiffres de Philippe Herlin, pour une Renault d’occasion, un an, sont 8,43 mois de travail en 1975 et 12,67 en 2015, d’où une baisse « claire » du pouvoir d’achat… On voit la difficulté de relever des prix de façon correcte ! Le lecteur pourra se faire une idée en utilisant nos relevés de prix et les siens (publiés sur son site).

 Philippe Herlin a le mérite d’avoir voulu partir de bases concrètes, et, fidèle en cela à Jean Fourastié, il a recueilli des séries de prix, en recourant à des catalogues et en recherchant des prix chez les producteurs. Il calcule des « prix réels » comme rapport du prix nominal au Smic mensuel. Jean Fourastié prenait, et nous à sa suite, le salaire horaire minimum total (charges comprises). L’optique fourastienne était plutôt celle du prix de revient à la production, alors que Herlin se base uniquement sur le salaire net ; il prend le point de vue du consommateur qui ne tient pas compte des avantages qu’il obtient « gratuitement » grâce à la sécurité sociale et aux autres avantages sociaux.

La collecte des prix est chose difficile ! L’équipe de Jean Fourastié a pratiquement cessé la collecte des prix vers 1966 et je ne la reprends, non sans mal, que depuis une dizaine d’année. L’Insee a les moyens de collecter les prix, partout en France dans des centaines de points de vente ; les prix qui sont ainsi collectés sont précieux ; mais la plupart ne sont pas publiés et, comme Herlin, je le déplore ! Suivre d’année en année dans un catalogue exactement le même modèle, c’est idéal, mais c’est rare ! En prenant, comme nous le faisons, lui et moi, l’article le moins cher du catalogue (je prends aussi parfois le plus cher !), nous commettons une erreur. Ces erreurs ne correspondant pas à des différences significatives ; or, le livre d’Herlin se base souvent sur de faibles variations.

Il manque dans son livre la notion de prix de revient, notamment lorsqu’il est question de la concurrence. Quand il y a baisse du prix de revient, due le plus souvent à l’augmentation de la productivité, la concurrence oblige les producteurs à s’aligner sur les moins chers. Mais, notamment avec un exemple de billets d’avion, en insinuant, à la suite de Que choisir ?, que si Air France n’avait pas eu le monopole en 1987, on aurait pu faire baisser le tarif Paris-New York de 4 110F à 1 200F, prix d’appel pour jeunes dans des conditions étroites, proposé par une autre compagnie, l’auteur semble croire qu’on pourrait baisser indéfiniment le prix ! Or, le prix de revient est toujours le « plancher » ; on ne peut vendre durablement  à perte. Les produits importés sont parfois moins chers que ceux qui ont été produits en France : à productivité égale, si les salaires sont plus faibles ailleurs, le prix de revient y est plus faible et on peut vendre moins cher. La défense acharnée du « pouvoir d’achat », en réalité du salaire, en France, se retourne alors contre l’emploi : on préfère importer les produits moins chers plutôt que de produire sur place ; le nombre de travailleurs diminue. Ceux qui travaillent acquièrent davantage de biens, mais les autres sont laissés pour compte. Réindustrialiser la France en refusant les importations de produits manufacturés, comme l’auteur le préconise, serait soit baisser les salaires, soit augmenter la productivité de façon importante. Est-ce possible ?

 

Réjouissons-nous, en tout cas, que la pensée de Jean Fourastié continue aujourd’hui  (2018) à stimuler la recherche d’économistes aussi divers que Daniel Cohen et Philippe Herlin !